l’hubris : tuer le monde ! (2/2)

Pour l’instant n’a été abordé l’hubris que sous sa forme de démesure de l’individu face aux dieux, face à la société. Pourtant, il existe un cas qui peut sembler à part, il s’agit de l’hubris de la société elle-même, qui peut certes s’incarner dans quelques personnages pivots de ladite société mais qui n’en reste pas moins une folie collective. Je vais prendre pour exemple la société telle qu’elle est montrée dans Final Fantasy VII (Square Enix, 1997). Axée autour d’une ville haute aristocrate qui a pour cœur une gigantesque centrale, la métropole de Midgar s’étend de façon labyrinthique en plusieurs districts. Les bidonvilles les plus pauvres côtoient des constructions folles qui obstruent le Soleil et laissent des pans entiers de la ville dans une semi obscurité permanente. La ville est elle-même est entourée d’un grand système de fortifications avec pour tours de guet des centrales qui recrachent une fumée noire et toxique. Au dehors, le sol est aride, stérile et presque rien n’y pousse. La fortification marque la limite claire entre la Civilisation et la nature, autant crainte que moquée pour sa faiblesse. L’image finale du jeu donne à voir la tentaculaire ville abandonnée tandis que les survivants se sont installés sur les collines, un peu plus loin, dans une sorte d’osmose avec la nature. La nature reprend ses droits et la ville est envahie par une luxuriante végétation. Dans la première partie du jeu, avant que Séphiroth dont on a parlé plus haut, ne fasse son introduction, c’est bien la ville en elle-même (son mode de fonctionnement, son oligarchie, son économie militaro-industrielle, ou encore ses expérimentations eugénistes auxquelles s’adonnent certains) qui est montrée comme responsable d’un hubris à combattre. Les personnages jouables sont des activistes écoterroristes qui font exploser les centrales des différents districts. Celles-ci fonctionnent en puisant dans la terre l’énergie même de la planète qui se vide peu à peu de sa substance. Référée en tant que Gaïa, la planète meurt peu à peu mais peu importe : dans l’enceinte de Midgard, la vie continue de plus belle à tel point que les actions des écoterroristes et les explosions des centrales ne sont au pire qu’un désagrément temporaire. Du point de vue purement visuel, la ville emprunte à d’autres super villes tout aussi plongées dans un concours de démesure parmi lesquelles on peut citer la Néo Tokyo d’Akira, la ville de Metropolis (Fritz Lang, 1927). Midgard semble à son tour influencer d’autres villes qui s’inscrivent dans la folie technologique tellle que la ville-monde de Coruscant dans la deuxième trilogie Star Wars. On y retrouve un grand nombre d’éléments comme les écrans géants qui abrutissent les masses, la forte différenciation entre les strates supérieures baignées dans la lumière et le monde inférieur où règnent les néons criards, les zones industrielles à pertes de vue, dangereuses et polluantes2. Tout dans la ville renvoie à l’hubris, à une forme de fierté arrogante d’avoir non seulement dompté la nature, mais surtout d’avoir réussi à pouvoir s’en passer. La situation même de la ville trouve une sorte d’incarnation dans une cinématique : Séphiroth tue de sang froid un des personnages principaux. Il s’agit d’une fleuriste, dont la proximité avec la nature est mise en avant. Son rôle au sein du groupe tranche avec les autres. Aux côtés de mercenaires armés d’épées titanesques et de miniguns, la frêle fleuriste semble inutile; et, bien au contraire, elle se révèle un des piliers centraux du groupe : elle soigne les autres. La technologie tue, la nature soigne. Cependant, dans l’univers technologique « naturovore » de Final Fantasy VII, Midgard est à mettre en relation avec d’autres espaces de jeu comme les prairies ou encore le village-fusée qui apparaît comme le renouement avec la nature. Au centre de ce petit village se trouve une vieille fusée qui domine tout, symbole d’une technologie défectueuse dont on a oublié le sens et perdu l’utilisation. A la complexité de la technologie serait opposée une force naturelle qui rappelle à l’Homme sa place tout en le nourrissant, le faisant grandir, vivre et rêver. Il semble que le Japon soit le fer de lance de cette réflexion. En effet, dans de nombreux jeux japonais, en particulier les J-PRG (jeux de rôles japonais), on trouve une énergie mystique (Gaïa, le cosmos, l’éther, le chakra, le mana…), associée à la nature, pratiquée par des mages sages et qui respectent une juste mesure.

Dans le monde réel, de nombreuses personnes, et notamment un bon nombre de romantiques, ont vu dans les révolutions industrielles et dans la machinisation grandissante de la société qui entraine une déshumanisation du travail, un excès, et peut être même l’excès de trop. Ce reproche angoissé peut être relié à un constat métaphysique : la complexification sans répit de la société enlève à l’Homme sa place centrale dans le cosmos de la société. Aussi dans L’Idiot (Fiodor Dostoïevski, 1896), trouve-t-on un personnage qui fait un rapprochement entre le développement du rail (vu comme une folie) et les prophéties qui annoncent l’arrivée de l’Antéchrist. L’Homme n’est plus spécialement le cœur de la société, il faut entretenir la machinerie complexe qui prend peu à peu le relai. La technologie sert de moins en moins de canne pour palier à l’insuffisance de l’Homme et se change en entité à part entière qui vit pour elle-même, existe pour son seul perfectionnement. Le début du XX° siècle est marqué par deux éléments qui donneront une matière inépuisable à l’art, à l’histoire, à la réflexion. Le premier est le naufrage du Titanic et le deuxième la Première Guerre mondiale. Si le second est nettement plus important que le premier dans son impact, le naufrage a été vu par beaucoup comme une sorte de revanche de la nature, un rappel de la faiblesse de l’Homme et de l’hubris dérisoire de la course à la technologie. Il a été reproché au Titanic d’être un hubris en tant que tentative de l’Homme de s’arracher à sa condition d’animal naturel pour devenir le stade ultime et corrompu de l’évolution qui mène de l’Homme de l’état de nature à une création impersonnelle de la vie en communauté3 : la ville se déplace, elle n’a aucune racine, aucune histoire, juste une raison d’être économique. Ironiquement, le Titanic peut être comparé à une autre ville, fictive, cette fois-ci, incarnant également l’hubris de la technologie. Cette ville est moins connue dans son contexte originel que pour son adaptation libre dans un des films de Miyazaki : Laputa qui apparait à l’origine dans Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (1721). Les habitants de la ville volante vivent en ermites, insensibles au monde matériel et ne pensent qu’à la science, l’astronomie et les mathématiques. La noblesse dédaigne à ce point la vie courante que l’auteur ironise sur le fait qu’il n’existe aucun tailleur de vêtement habile dans son art, aussi tout le monde est vêtu de loques. La ville contre-nature est un moyen de pression : si les villes au sol ne payent pas les impôts, la ville volante peut s’écraser sur les rebelles. Gulliver, vite lassé par les Laputiens, décide l’aller voir la vie en bas. La satyre va plus loin ! Adepte de la science et de la technique, la population vit dans l’extrême misère, l’argent n’allant que dans la recherche. Et quelle recherche ! La science n’existe que pour elle-même dans une démonstration constante de l’absurdité de son indépendance complète. Un des scientifiques explique avec le plus grand sérieux qu’il cherche à savoir si un chien constipé peut être plus facilement soigné si on envoie de l’air dans la bouche pour pousser les excréments ou en aspirant l’air depuis son arrière-train pour en faire sortir les selles. Un autre entreprend d’emprisonner la lumière dans un concombre. Autre cas amusant, un scientifique crée de multiples machines pour arriver à écrire automatiquement, ce qui a pu en faire sourire certains lors de l’avènement de l’ordinateur et peut maintenant nous faire sourire alors que le problème de l’intelligence artificielle devient une urgence. En se moquant de manière directe de la science aveugle dont la seule fin est sa propre réalisation sans cesse repoussée, Swift livre un constat amer toujours d’actualité. Cette première partie du voyage est à mettre en parallèle avec la seconde durant laquelle Gulliver arrive, par le biais d’un nécromancien à discuter avec les grands hommes du passé qui lui révèlent les secrets de l’histoire, traitent de philosophie etc… A côté des chercheurs ridicules de Laputa, ces grandes personnalités semblent rappeler que rien n’équivaut un Homme fort et intelligent. Comme le dit Sheeta, dans Le Château dans le ciel, lors de sa confrontation finale avec Muska : « plonge tes racines dans la terre, laisse nous vivre avec le temps, passe l’hiver comme les graines, et chante au printemps comme les oiseaux« . L’humanité trouve-t-elle son essence dans la technologie ? S’agit-il d’un hubris, odieux à la fois parce qu’il paraît impunissable, mais aussi parce que c’est une folie d’une société entière, pas d’un seul Homme ? Pour terminer ce (trop?) long paragraphe, je tiens à rappeler la vision saisissante de Metropolis (Fritz Lang, 1929) où une machine se transforme en gueule démoniaque pour avaler les ouvriers : moloch baal.

Si tous ces éléments rendent compte d’une évolution de la conception de l’hubris, on garde tout de même des correspondances avec la première définition. Ainsi Final Fantasy VII présente-t-il un héros qui incarne la juste mesure, l’ordre et qui finit par s’exiler une fois sa mission accomplie. En revanche, à la manière d’un héraut du temps, il réapparaitra quand la menace reviendra avec la tentative de retour de Sephiroth.

Maintenant, envisageons le pire : le personnage jouable n’est pas le héros qui vient rétablir l’ordre, mais il est auteur de l’hubris et en plus, comble du comble, l’hubris semble justifié. Les exemples ne courent certes pas les rues mais l’un d’eux me vient en tête. Fable III (Lionhead Studio, 2010) met en scène un roi despotique, qui opprime le peuple et ne vit que pour développer une économie industrialo-militaire au service de son pouvoir personnel et pour le bénéfice d’une petite oligarchie aux mœurs douteuses. Le début frappe fort : on incarne le cadet du despote qui est pris dans une tentative de coup d’Etat. Dès la fin du tutoriel, un premier choix dramatique est à faire : le roi nous demande de choisir qui sauver, entre notre amie d’enfance qui a osé s’opposer à lui ou bien les chefs de la révolte avortée. Pour compliquer le tout, notre amie nous supplie de choisir l’autre groupe en nous faisant comprendre que suivre la voie de notre frère ne mène qu’à la folie. Le jeu est habilement construit pour faire voyager le joueur dans différents lieux qui vont tous trancher, à leur manière, avec le cocon doré du début. Dès nos premiers pas en dehors du palais suite à notre fuite précipitée, nous voilà dans un camp de gitans. Ils sont pauvres, vivent dans le froid des montagnes reculées pour éviter les conflits avec le roi mais ils sont fiers, combattants et honnêtes pour peu qu’on ait leur confiance. Les lieux s’enchainent, comme différents tableaux pour permettre au joueur de forger sa haine du roi : des ouvriers sans droits ni libertés dans un port face à un patron lubrique, capitaliste à outrance et nombriliste, un campement de mercenaires et de délinquants dans une plaine etc… Au fur et à mesure de l’aventure, on est appelé à forger des alliances avec ces différents groupes qui trouvent tous un intérêt à renverser notre ainé. Leur aide se négocie avec la promesse de meilleures conditions de vie et la reconnaissance de leur existence. Le jeu avance et le groupe de la future rébellion grandit, formé d’une multitude d’individus hétéroclites qui trouvent leur unité dans la fin d’un hubris auquel seul un sacrifice collectif pourrait mettre un terme. Le ton du jeu oscille entre sérieux, pamphlet politique, caricature amusante et des moments plus doux où on noue différentes relations. Et il y a la seconde partie. Alors que notre quête de justice nous emmène sur une île, séparée d’Albion (le grand continent), le joueur est pris dans une embuscade par des forces obscures. Tout s’enchaine : il faut fuir dans l’obscurité une force invisible, implacable, et notre compagnon qui nous suit depuis notre fuite du château et sert de tuteur moral, de maître d’armes et de confident, meurt sans que l’on ne puisse rien y faire. Une fois les alliances terminées, les différents groupes lancent un assaut sur le château du tyran et le roi est renversé. Tout est bien qui finit bien ? Non, les nouvelles décisions arrivent, à commencer par le sort du roi déchu et de la garde royale. Les chefs des groupes ligués au fil du jeu donnent chacun à leur tour leur avis sur la question. Enfin, il y a la révélation : la force qui nous a poursuivi sur l’île s’apprête à déferler sur Albion et presque rien ne peut l’arrêter. Pour avoir une chance de s’en sortir, il faut une armée forte, nombreuse et bien équipée, avec derrière, un roi dur prêt à tout sacrifier s’il veut qu’une petite partie de son peuple puisse survivre. Alors, bien sûr, l’ancien roi était très excessif, violent jusqu’au sadisme mais il a pris des décisions, qui dans l’ensemble ont mis Albion sur un pied de guerre plutôt convaincant. Alors que le jeu se plaisait à mettre le joueur dans un manichéisme un peu grossier sous prétexte de servir une histoire certes politique, mais avant tout distrayante, le poids de la couronne se fait ressentir. Quelles décisions prendre ? Peut-on vraiment mettre en œuvre nos sentiments premiers au risque de tout perdre ? Et qu’en est-il des promesses, ces fameux « juré craché » avec les autres clans ? Les réaliser assurerait leur soutien lors de l’affrontement final mais affaiblirait Albion d’un autre côté… D’autant plus que la menace est vraiment incarnée : dans un an, celle-ci déferlera sur Albion. Si le joueur se révèle incapable de collecter l’argent nécessaire à la guerre future, alors il est expliqué que pas moins de 6 500 000 civils d’Albion sont morts et que l’Empire ne s’en remettra jamais. Une fois le jeu terminé, il est possible d’arpenter Albion vidée de ses habitants.

Le jeu peut être rapproché de la pièce Antigone de Jean Anouilh. Parue pendant l’occupation, la pièce a suscité des étonnements par son ambiguïté : l’action politique y est majeure mais il semble impossible de savoir (en ne se fiant qu’à la pièce) s’il y a une condamnation du nazisme ou un dénonciation de la futilité de la résistance. A la mort d’Œdipe, ses deux fils s’affrontent dans un duel à mort dont aucun ne ressort vivant. En ville, la situation devient intenable aussi, le nouveau roi par procuration, Créon, frère d’Œdipe et oncle d’Antigone, décide de n’offrir de sépulture qu’à l’un des deux frères, l’autre étant exhibé au regard de tous car ce dernier est qualifié de voyou4. Il s’agit ainsi pour Créon de marquer son autorité nouvelle sur la ville de Thèbes. Le roi choisit de punir de mort quiconque déposera le corps de son neveu dans un tombeau. Or, c’est la nièce de Créon, Antigone que l’on surprend en train de mettre son frère en terre. Face à un dilemme qui oppose devoir politique et vie privée (Créon apprécie Antigone), Créon décide d’étouffer l’affaire et de laisser Antigone libre. Mais la jeune femme récidive plusieurs fois, critique la décision de son oncle et l’arbitraire de son pouvoir. Créon n’a d’autre choix que d’appliquer la sentence (être enfermée vivante dans une grotte scellée par un rocher), non pas après avoir eu un dernier long débat sur la vie et la liberté avec Antigone. Ultime rebondissement, Créon apprend que son fils, fiancé d’Antigone s’est enfermé avec elle. La grotte est rouverte dans la précipitation mais Antigone s’est déjà pendue et le fils de Créon crache au visage de son père avant de se suicider. Folle de désespoir, la femme du roi met à son tour fin à ses jours. Créon reste seul, avec le poids la mort de sa famille. Fable III me fait fortement penser à la pièce, ne serait-ce que par le choix du débat : choisir la mort de notre amie ou des chefs de la révolte. Cette décision parfaitement arbitraire pose les bases du jeu : des dilemmes politiques sans fin où les « bons » choix pèsent souvent plus que ce que la simplicité ou l’instinct premier nous dictent. Il faut faire des compromis avec l’idéal poursuivi tout en affichant une position ferme et intraitable devant la foule; en fait, le genre de corruption pseudo-moraliste qu’affichait notre frère, cette position qui a mené à sa violente destitution. Une fermeté sans faille mènerait sans doute à une folie qui ne connaîtrait aucune limite. Pour garder un semblant d’humanité, il faut tricher, faire des concessions peu scrupuleuses, peut-être même trahir. Le joueur est responsable de l’hubris à commettre mais il en reste le seul gardien : lui seul peut tenter de la contenir. Cependant, plus les jours passent, plus la date limite approche et plus les 6 500 000 pièces nécessaires pour sauver le royaume semblent impossibles à réunir. Alors on se rassure comme on peut en se disant que la fin justifie les moyens.

Si la deuxième partie de Fable III est riche en choix impossibles, le joueur peut se dire qu’il a le choix dans ce qu’il fait (le jeu est un monde ouvert avec plusieurs fins possibles) et que l’hubris qu’il est amené à commettre connaît une justification qui éclatera aux yeux de tous et le laveront de son règne despotique. Il existe un autre jeu qui, à mon goût, va plus loin, et renoue même avec la notion tragique de destin : Spec Ops : The Line (Yager Development, Darkside Games, 2012). Contrairement au précédent jeu, Spec Ops : the line est un jeu dit « en couloir », c’est-à-dire que le joueur avance le long d’un chemin prédéfini qui va agir comme limite de ce qu’il est possible d’explorer. Le choix de faire du jeu une expérience en couloir peut sembler bien arbitraire, après les Call of Duty, autre licence de jeux de tir en vue subjective qui utilise le même procédé, mais ce choix, dans le cadre de la mise en scène d’un hubris, peut être également symbolique : le joueur ne peut pas s’écarter de ce qui est prévu pour lui, on n’échappe à ce que les programmeurs ont voulu que l’on fasse5. Le jeu-vidéo Spec Ops : the line se base sur un livre de Joseph Conrad : Le Cœur des ténèbres (1899) qui met en scène la chute d’un idéaliste alors qu’il est en Afrique pour fournir les comptoirs de la côte en ivoire. Le personnage devient une menace pour la pérennité de la compagnie commerciale qui décide d’envoyer le narrateur pour ramener son prédécesseur. Le jeu reprend cette trame globale mais certains passages renvoient directement au livre. La salle avec les officiers exécutés pour l’exemple fait sans ambiguïté référence à la clôture qui entoure le domaine du chercheur d’ivoire fou qui est ornée de multiples cranes empalés pour instiller la peur chez les autochtones et rappeler qui est le chef. Si le livre a pour cadre la dense forêt congolaise, le jeu, lui, se tourne vers un Dubaï ravagé par des tempêtes de sable. Ces tempêtes, qui apparaissent par vagues successives à plusieurs moments du jeu arrivent à retransmettre un sentiment global d’incertitude et de claustrophobie -le sable gène la visibilité qui ne dépasse les quelques mètres. La présentation faîte de Dubaï montre la ville comme un caprice d’Hubris : rien, ni le luxe ni la technologie n’a pu empêcher le sable de changer les immenses gratte-ciel en tombeaux pour ceux qui sont restés emprisonnés à l’intérieur. Alors que la zone est déclarée no man’s land, le 33° d’infanterie de l’armée américaine qui passait dans les environs fait un détour pour porter secours aux habitants privés d’eau et de nourriture. Après une période sans nouvelle, c’est au tour d’une unité de la Delta Force d’être envoyée sur les lieux pour mener l’enquête. Le personnage jouable, chef du trio, a connu John Konrad, le chef du 33° et le tient en très haute estime. La situation dépasse l’imaginable, la ville est prise dans un conflit violent qui oppose des civils insurgés animés par le désespoir et le 33° qui semble se livrer à des exactions et regroupe les civils sous la menace des armes. Pour ajouter à la confusion, le 33° sort d’une mutinerie suite à l’échec d’une première tentative d’évacuation de la ville qui a couté beaucoup de ressources et la vie de nombreux hommes. Les soldats survivants adoptent des tactiques de guérilla contre les insurgés et n’hésitent pas à tirer. Pour ajouter à la confusion, les insurgés sont télécommandés par une unité de la CIA envoyée sur place pour une raison assez obscure. Tout cela conduit le trio de protagonistes à se retrouver pris dans une bataille sans pitié, à devoir tirer aussi bien sur les civils insurgés que sur les alliés américains. Bien sûr, au cœur d’une telle confusion, il est facile de céder à la panique, de tirer des conclusions hâtives et d’agir de la pire des façons. Le jeu est à découvrir, il est riche en images fortes et confronte le joueur aux réactions de ses actes. Sans détour, le jeu montre les cadavres d’une femme et d’un enfant, brûlés vivants au phosphore blanc au milieu d’une foule d’autres d’innocents que l’on a pris pour des ennemis. Je ne révèlerai pas la fin du jeu tant celle-ci est à expérimenter par soi-même mais plus le jeu touche à son dénouement, plus le joueur est harcelé de toutes part par les ennemis et les dilemmes moraux qui le forcent à prendre des décisions dans la précipitation, menant à des conséquences qui vont empirer la situation. La dernière cinématique, d’un calme remarquable, tranche avec l’hubris dans laquelle on s’est enfoncé : on fait le point sur notre parcours, sur la folie qui s’est emparée de nous, et sur notre responsabilité. Cette rétrospective ouvre une nouvelle perspective à base de « et si ? » qui ne fait qu’aggraver le poids déjà lourd des remords. Vaut-il mieux faire face à ses actes ou se réfugier dans une binarité où les gentils (nous) s’opposent aux méchants (un vague « eux »)? Comment la meilleure des intentions peut-elle mener aux pires actes ? Le jeu, comme le livre, insiste sur le fait que les personnages ne sont pas vraiment fous mais que la dureté des situations auxquelles ils font face les pousse à une démence sans borne : l’hubris.

Des cas de folie dans votre famille? » demanda-t-il [le médecin] d’un ton neutre. Je sentis l’énervement me gagner : « Ca aussi, vous me le demandez dans l’intérêt de la science? » » ce serait intéressant pour la science, dit-il sans remarquer mon irritation, d’observer les transformations mentales des individus sur place »

Le Coeur des ténèbres, Joseph Conrad, page 40

Je n’aime pas le travail, personne n’aime ça, mais, j’aime ce que procure le travail : une occasion de se trouver soi-même. Votre réalité propre (à vos yeux, pas à ceux des autres ), ce que personne d’autre ne pourra jamais connaître parce qu’on ne voit que des apparences et que l’on ne peut jamais dire ce qu’elles signifient vraiment.

Le Coeur des ténèbres, Joseph Conrad, page 79

Le second extrait est particulièrement révélateur quant à l’illusion dans laquelle baignent les personnages tant du roman que du jeu. Le personnage jouable de Spec Ops, en tant que soldat américain qui vient en aide à des compatriotes dirigés par un humaniste héros de guerre, ne peut que vivre dans la certitude que ce qu’il fait est fondamentalement juste. C’est de là que vient la deuxième partie du titre « The Line » : la ligne fine qui sépare souvent de manière arbitraire le bien du mal et à laquelle on se raccroche désespérément pour se justifier et se donner le beau rôle. A ce titre, la préface du livre faite par M. Pappo-Musard est assez révélatrice :  » Que la réalité de surface sauve Marlowe [= le personnage jouable du jeu] d’un retour à la sauvagerie importe assez peu en fin de compte. Elle ne l’a pas sauvé de cette incursion de « l’autre côté » : il a vu ce que dissimulait le voile et il a vécu l’agonie de Kurtz [= Konrad]. Il est désormais capable de voir la nuit » (page 16).

Dans la tragédie grecque, la narration de l’hubris est souvent bien moins caricaturale que ce que l’on peut penser. Il n’y a pas le « méchant » faiseur d’hubris et le « gentil » pacificateur. Au contraire, les rôles se mêlent, le pathos et l’épique se mélangent habilement dans un résultat loin de la binarité apparente que pourrait laisser entrevoir le simple résumé d’une pièce. La personne qui commet l’hubris est prise dans un tourment contradictoire de passions qui la dépassent. On y retrouve des moments de lucidité désespérants, des illusions fragiles qui ne demandent qu’à être brisées, des espoirs fous et déments. Le format même de la tragédie pousse à un resserrement temporel, à une chute en avant inarrêtable toujours plus rapide alors que la situation demanderait plus de temps pour trouver une résolution qui, à défaut d’être la meilleure, serait la moins pire. Seulement, ce précieux temps est absent et plus les nœuds de l’intrigue se démêlent, plus une résolution radicale et dramatique s’impose de force. Il est intéressant de noter que l’hubris ne se manifeste pas toujours par une volonté active de faire le mal, mais aussi par une faiblesse, une incapacité de décider en temps voulu. Une décision qui aurait pu être prise à temps est reportée et ce report aura des conséquences bien pires que si les personnages avaient eu le courage d’assumer un acte premier. L’hubris se trouve précisément dans la lutte contre les conséquences de la non action : à savoir l’action la plus mauvaise que l’on puisse imaginer. Si Racine ne croit pas aux colères de Dieux, ses pièces font néanmoins état d’une forme de prédestination janséniste. Elle s’incarne dans une négation de la liberté humaine et même, parfois de la morale à l’image des personnages d’Andromaque, fils des glorieux héros de Troie, eux-mêmes grands combattants, grands dirigeants et habiles diplomates. Il paraît impensable que cette fine fleur de l’aristocratie grecque en arrive au meurtre, au suicide, à la folie et à l’exil à cause de l’amour pour une esclave et un roi, enfant et sans royaume. Alors que tout pourrait aller pour le mieux, la conclusion de la pièce se moque de la naïveté première : l’amour est un piège mortel, les passions une faiblesse et le sort se fiche de votre valeur morale et humaine.

Pourquoi la Grèce a-t-elle tant mis à l’honneur l’hubris et sa représentation artistique ? Après tout, si on retrouve des traces d’un tel concept dans d’autres cultures, c’est avant tout dans la Grèce antique que l’on trouve le plus de cas de ce genre de folie, mais également la plus grande théorisation du principe. Peut-être faudrait-il remonter aux sources du théâtre pour y trouver un élément de réponse. Le théâtre naît du schisme du chœur. De ce corps de citoyens qui représente la voix commune de la Cité et des Dieux sort un personnage, le protagoniste qui incarne une voix en défaut par rapport au récit commun. A fil du temps, d’autres voix vont faire sécession pour enrichir le récit en adjuvants et en antagonistes mais le principe reste le même : des personnages se dressent contre l’unité, apportant discordance et doute. On peut d’ailleurs noter l’importance du chœur quand il s’agit de dire le châtiment des Dieux : c’est souvent par son biais que la punition est racontée au spectateur. A la fin de la représentation, les voix dissonantes sont tues, le schisme est rebouché. Du point de vue purement mythologique, l’hubris est intimement lié à l’humanité : c’est pour protéger les Hommes, derniers nés de la glaise, frêles et sans défense, que Prométhée -l’oncle de l’humanité- va dérober le feu aux Dieux de l’Olympe. Sa punition sera terrible; enchainé sur le flanc d’une montagne, il verra son foie dévoré chaque jour par un aigle de Zeus. Immortel, le titan souffrira encore et encore dans l’impossibilité de mourir. Au sein même de la Grèce, certaines Cités expliquent leurs origines par le mythe, ainsi les Athéniens seraient nés de la semence d’un titan qui pourchassait Athéna pour la violer. Encore un hubris… Fonder ses origines dans un acte pourtant honni permet tout autant de rappeler le lien de soumission qui lie les Hommes aux dieux que de faire montre d’un orgueil farouche : « mon peuple a osé défier les dieux. Vous simples mortels, craignez notre courroux! »
Si l’on s’intéresse aux raisons de l’hubris, une évolution est à constater. Dans la Grèce antique, celui-ci est généralement lié aux passions aveuglantes, à l’ambition sans borne, à la tentation de berner les Olympiens. Dans le mouvement romantique, il s’agit plutôt d’une quête mystique, de se prouver vivant, de revendiquer la liberté de l’Homme face à Dieu. Enfin, dans la littérature du XX° siècle, la notion explose avec l’absurde : la punition peut ne pas avoir de lien avec un quelconque hubris, l’orgueil peut ne pas être puni du fait d’une indifférence de Dieu à l’égard des Hommes ou bien de son absence (Baal, Berthold Brecht, 1918). Pire que la punition qui pourrait donner un sens à la vie, l’hubris pourrait ne mener tout simplement à rien. La littérature moderne et post-moderne ont entrepris de déconstruire totalement la notion grecque pour en faire un concept à l’opposé de son sens premier : remettre en cause la morale et le rapport à Dieu. Débarrassé de la tutelle divine, l’humanité doit accepter qu’elle est la seule responsable de ses choix.


2 : Si Coruscant n’est qu’une vague toile de fond, seulement visible lors d’une course poursuite, les livres et les comics permettent d’avoir une vue en profondeur de ce monde. On peut également rêver devant les bribes d’informations parues pour le jeu avorté Star Wars 1313 qui devait mettre en scène un chasseur de prime dont le vaisseau s’écrasel sur le niveau le plus redouté de la ville sans fin : l’étage 1313. De là, on était censé récupérer la cargaison volée au sein d’un tissu urbain étouffant qui redonne à ses habitants une animalité que la technologie positiviste et utilitariste avait promis d’effacer. Pour plus de renseignements, je recommande le très bon -mais ô combien difficile à trouver- ouvrage d’Alain Musset intitulé De New-York A Coruscant (PUF, 2005).
3 : Voir Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (Rousseau,1755)
4 : Dans la Grèce antique, ne pas offrir de sépulture à un défunt est un acte inimaginable. Il faut placer le corps en terre et glisser sous la langue un obole pour permettre à l’esprit de traverser le Styx. sans cela, l’âme ne trouvera jamais de repos, faute de pouvoir payer son passage à Charon. Par exemple, à la fin de L’Illyade, Achille, ivre de sa victoire contre Hector qui permet de venger son ami Patrocle, attache la cadavre du prince troyen à son char et fait le tour de la ville en trainant le corps derrière lui. Il faut l’intervention d’Appolon qui permet à Priam d’entrer dans la tente d’Achille pour supplier le héros de rendre le corps de son fils. Achille accepte et Hector peut être enterré. Ce geste apaise les Olympiens que le traitement du cadavre du troyen avait choqués. Il est précisé que la dépouille rendue est en parfait état malgré la violence des sévices subis : il est possible de lui offrir une sépulture décente.
5 : Alors que cela peut paraître bien anodin, ce choix est très important. Comme le souligne Mathieu Triclot au chapitre 10 (l’Engagement total) de son ouvrage La Philosophie des jeux vidéo (2011), la forme que va prendre le jeu vidéo va générer une expérience particulière au point de constituer un niveau de lecture politique à part entière, bien différent du message explicite et implicite. Cette lecture se situe dans ce que le jeu autorise ou non le joueur à faire, dans les limites mêmes de son espace de jeu.

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