Le mythe de Gygès (livre 2.0)

Depuis quelques années, on entend de plus en plus dire que les jeux en monde ouvert peinent à maintenir l’intérêt du joueur éveillé, que l’on préférerait un jeu plus linéaire mais plus dense. Et surtout, les reproches se concentrent unanimement sur le trop grand nombre de quêtes secondaires sans intérêt. Je dois bien avouer que c’est un point de vue que je partage : combien de jeux ai-je abandonnés ? Beaucoup ! Si abandonner un jeu n’est pas une chose grave (pour ma part, je fais souvent de longues pauses au cours d’une partie), en revanche, un goût amer se fait sentir dans un certain nombre de cas : je suis dégouté du jeu. Là, se pose un problème. Savoir qu’un jeu ne nous plaît pas, c’est facile mais savoir pourquoi, c’est bien plus compliqué. Après mûres réflexions, une réponse m’est apparue comme la plus probable. Le Gygès en moi est déçu.

Gygès part chercher de la viande de mouton

Avant de parler de moi (et diantre ! je sais que c’est un sujet ô combien intéressant), je vais vous présenter Gygès. Il s’agit d’un roi ayant vraiment existé mais cela importe peu. Ce qui compte, c’est le mythe qu’en fait Socrate/Platon dans la République, livre II. Socrate pose la question de l’arbitraire de la justice et de la frontière entre le bien et le mal. Aussi présente-t-il Gygès, jeune berger qui trouve un anneau qui peut le rendre invisible s’il est orienté vers la paume. Ambitieux, le jeune homme se rend invisible pour s’introduire dans la chambre du roi et séduit la reine pendant l’absence de ce premier. Leur liaison continue un bout de temps avant que la reine fasse une proposition à Gygès : s’il se débarrasse du roi, la reine accepte de l’épouser. Gygès tourne l’anneau autour de son doigt, et, invisible, il tue le roi. Un long débat s’engage entre les personnages du livre pour savoir comment chacun aurait réagi, s’il aurait tué le roi ou aurait profité de l’invisibilité pour faire ou le bien ou le mal sans se soucier du regard des autres. La question est devenue un topos dont se sont emparés les super-héros masqués et leurs alter egos. De Robin des Bois à Ben Parker acceptant d’être Spider Man après que son oncle lui affirme qu' »un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » (Sam Raimi, Spider Man, 2002). Le thème est également longuement développé par Hans Jonas qui conclut par « la responsabilité est un corrélat du pouvoir, de sorte que l’ampleur et le type du pouvoir déterminent l’ampleur et le type de responsabilité » (in Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 1990). Soit, soit. Mais quel rapport avec le jeu-vidéo et l’art ?

Les jauges de faction, l’anti jeu de rôles

Le rapport est que les jeux ont trop tendance à proposer une multitude de quêtes annexes qui ne modifient pas la nature du lien qu’entretiennent le joueur (par son avatar) et le monde vidéoludique dans lequel on est plongé. Alors on se lasse. On a beau faire toutes les quêtes des derniers Assassin’s Creed, rien ne se passe vraiment. C’est toujours la même fin « Oh !Merci beaucoup ! Tiens, ta récompense ! » et c’est tout. Et là, on touche, je pense, au cœur du problème. Les jeux atteignent un tel réalisme qu’ils peuvent être qualifiés de photoréalistes (le terme tombe à point nommé puisque qu’un grand nombre de joueurs, fascinés par la beauté de leur jeu, le prennent en photo) mais une limite ne peut être franchie; celle définie par les limites du jeu. Si le jeu paraît ultra réaliste et immersif, on en sort parce que nos faits et gestes ne changent pas ou peu le rapport qu’on entretient avec l’univers et ses habitants. Hormis la quête principale qui fait avancer l’histoire et quelques péripéties axées autour de quelques personnages importants, la grande majorité des quêtes ne servent qu’à remplir le jeu, et c’est là que le bat blesse. On peut en effet penser que mettre des personnages avec lesquels interagir rendrait le tout plus réel mais ces interactions sont trop répétitives et les boucles de gameplay trop évidentes et sans importance sur l’environnement. Par exemple, le jeu NieR Replicant: ver. 1.22474487319… (Square Enix, 2021) m’a profondément dégouté parce qu’on y fait des choses sans impact. Pour avoir de l’argent, j’ai fait des quêtes annexe : ranger des livres, chasser des moutons, retrouver une poule, collecter des herbes et transporter une charge fragile m’a énervé suffisamment pour quitter le jeu. Apporter de la viande au boucher n’a rien entrainé: pas de nouvelles interactions, pas de réduction du nombre de moutons encore vivants ni même la possibilité d’avoir des réductions en remerciement sur des marchandises. On pourrait, avec raison, argumenter que les quêtes annexes sont pensées pour être…. annexes. Mais justement ! de nombreux jeux donnent trop facilement à voir les jalons qui rythme leur progression. Tant que telle action précise n’a pas été accomplie, l’état du monde n’évolue pas et cela jure de la plus horrible manière avec le réalisme affiché par le jeu. Et quand un jeu essaye de faire évoluer les rapports qui lient joueur et univers, c’est à grand renfort de barre de sympathie envers les différentes factions. Comment imaginer moins réaliste qu’une jauge qui indique « ami 😀 » et « pas ami 😦 » pour savoir si on est le bienvenu ?

Une des nombreuses quêtes palpitantes de Nier

Ceci étant dit, retournons à Gygès. Comment quelqu’un avec autant de pouvoir d’action sur un monde tel que l’avatar (le nom dit tout!) peut arriver à ne créer aucune répercussion à ses faits ? Comment on peut massacrer et piller le monde sans autre réaction qu’une maigre récompense auprès d’un personnage oubliable ? L’exemple le plus flagrant est la fameuse quête « Allez tuer 20 monstres. Vous seul en avez le pouvoir ! ». La quête elle-même contient sa propre contradiction : Comment le reste du monde va évoluer sans ces 20 prédateurs et quelles seront les répercussions, positives comme négatives, de l’utilisation d’un tel « pouvoir » ? Rien, nichts, nada, niet ! Comme si les quêtes secondaires mettaient le monde sous cloche et n’avaient pas de vraies conséquences. A la limite, accepter certaines quêtes permettent d’améliorer certaines relations avec quelques personnages mais, à l’inverse, ne pas accepter de quêtes ne dégrade pas les relations. Tous se résume à un faux choix dont l’unique débouché est si insignifiant qu’on l’oublie dans les 10 secondes suivantes. Bien sûr, certaines quêtes sont vraiment très bonnes et inoubliables, j’aime énormément l’ensemble de quêtes liées à la confrérie des Rossignoles ( The Elder Scrolls V: Skyrim, 2011) par exemple. Mais, faire ces quêtes ou ne pas les faire n’engage absolument rien sinon l’obtention d’une armure. Pas d’impact sur le monde. Toutefois, il ne faut pas cracher dans la soupe, certains jeux redoublent d’imagination pour créer des événements secondaires qui marquent l’environnement.

Bloodborne : et Lune devint rouge sang

Avant de s’attaquer au jeu d’Hidetaka Miyazaki comme le suggère le titre de cette partie, je vais prendre l’exemple d’un jeu qui tente à plusieurs reprises de sortir des problèmes énoncés plus haut : The Witcher 3 : Wild Hunt (CD Projekt Red, 2015). Dans l’une des quêtes secondaires, Geralt doit mener une enquête sur une tour maudite. Pour lever la malédiction de l’ile de Fyke, il faut se renseigner sur les événements étonnants qui s’y sont déroulés. Une fois ceci fait, on rencontre le fantôme d’Annabelle qui nous supplie de rapporter ses os à son amant pour qu’il les enterre. Si on accepte, on libère sans le savoir une vierge de la peste et la voix-off nous apprend que nos actes ont mené à l’apparition de maladies qui vont tuer une bonne partie des populations environnantes. Pourtant, après être avoir fini l’histoire, on ne rencontre aucun personnage mort, aucune rumeur d’épidémies… L’implication directe de nos actions est contée mais pas montrée or le jeu-vidéo est avant tout un médium visuel et ne pas voir est embêtant. Mais c’est déjà mieux que rien et cela, permet d’introduire un élément essentiel dans mon raisonnement et dans The Witcher 3 : Wild Hunt qui est l’imprévisibilité des conséquences qu’entrainent nos actions. En effet, à peu près aucun élément de la quête ne peut laisser supposer le fantôme mentait. Et pourtant, « un grand pouvoir impliquent de grandes responsabilités » donc notre personnage, et nous par procuration, allons devoir continuer à avancer tout en portant le poids de notre responsabilité. Car si chaque actions avait des répercussions évidentes et calculables, les grandes responsabilités ne seraient pas un poids; en fait, elles n’existeraient même pas. Et c’est l’amer constat que vit Ben Parker (Spider man aux heures de bureau) quand il décide de na pas agir pour ne pas créer plus de problèmes : son oncle, celui-là même qui lui a dit la fameuse phrase, se fait tuer lors du vol de sa voiture. C’est ce que ratent les jeux : le poids de l’arbitraire.

Annabelle se révèle sous sa vraie forme

Passons au cas Bloodborne (Fromsoftware, 2015) tant attendu. Alors qu’un boss est défait, la lune devient subitement rouge. Cet événement n’est jamais expliqué mais l’omniprésence de la lune qui accompagne depuis le début le joueur dans sa sanglante quête a un côté rassurant car c’est bien l’un des seuls éléments connus dans ce monde dément. Mais l’impossible se produit : même l’immuable se transforme. La question de la lune rouge a beaucoup fait couler de sang parmi les joueurs à la recherche d’une explication mais rien de concret n’a pu être donné. C’est un puissant ressors de la peur : quelque chose s’est produit et c’est indubitablement de notre faute mais il est impossible de comprendre les tenants et aboutissants de ce changement. Certes, ce n’est pas une quête secondaire puisque ce boss est obligatoire. Ce changement donne néanmoins un aperçu de ce que l’on pourrait imaginer comme envisageable dans un jeu. Les jeux de Miyazaki sont réputés pour le caractère parfois abscons de leurs mécaniques de jeu mais cela illustre parfaitement l’ampleur des conséquences de nos actions hors du commun. Il nous est tous arriver de constater qu’une situation dégénère ou prenne un tournant imprévu. Miyazaki a réussi à rendre ce principe jouable et extrêmement viscéral. Dans un autre jeu du maître, Sekiro : Shadows die twice (Fromsoftware, 2019) doit affronter de multiples ennemis pour sauver son protégé et rompre une malédiction qui rend le joueur immortel. Mais si on se laisse emporter par notre soif de sang, alors tous les personnages, même nos alliés, vont se liguer contre nous pour nous tuer avant qu’on ne se transforme en terrible Démon de la colère. On affronte un tel démon qui se révèle être un précieux adjuvant mais qui n’a cessé de ruminer le passé et ses échec avant de se laisser emporter par la haine. Il peut en devenir ainsi si on ne prête garde. Ainsi, le jeu qui semble, de prime abord, linéaire cache en fait toute une série précise qui, vont, au final, avoir de très lourdes conséquences à la fin du jeu. Pourtant, si on ne connaît pas le jeu, il est à peu près impossible de connaître à l’avance le poids des conséquences de nos actions. Finalement, les jeux Fromsofware content l’histoire maudite d’un être qui ne peut mourir et met toutes ses forces pour trépasser pour de bon. Mais quel en sera le prix ? Etes-vous prêt à franchir la limite ténue de la morale et renoncer à votre objectif premier pour mettre le monde à genoux à votre seule satisfaction ?

la lune rouge de Blooborne

Pour en revenir à Hans Jonas, le philosophe introduit une idée centrale « l’ampleur et le type du pouvoir déterminent l’ampleur et le type de responsabilité« . Or, si nos actions n’ont pas de conséquences, qu’elles soient directes ou indirectes, évidentes ou cryptiques, peut-on encore dire que le personnage joué est encore le héro de l’histoire à laquelle on joue ? Ou bien n’est-il tout simplement pas assez puissant pour changer, ne serait-ce qu’un peu, le cours des événements ? Involontairement, le héro se transformerait en personnage secondaire au point de n’être plus qu’un simple spectateur de sa propre odyssée. Ce serait grotesque que le, meurtre et le vol du pouvoir de Gygès n’ait aucune répercussion. On assiste alors à une sorte de distorsion bizarre que l’on pourrait illustrer par le fusil de Tchekhov. Ce dernier postule que si un fusil est mentionné ou visible lors d’une représentation théâtrale, alors ce fusil doit être utilisé. C’est un grand classique utilisé dans bon nombre de roman policier ou un détail sans importance apparente se révèle être la solution. Les jeux-vidéos proposent, malgré eux, un tel dilemme : le personnage jouable a un pouvoir d’action reconnu par tous et dont il peut faire un usage quasiment illimité mais soit il est utilisé sans qu’aucune conséquence ne puisse être remarquée ou alors on fait fi de ce pouvoir pour confier au personnage des tâches tout à fait banales. Le brave Anton se retournerait dans sa tombe s’il voyait qu’un élément si vital est aussi peu sujet de l’action. Et, mettons-nous d’accord, quand je parle de « pouvoir », je ne parle pas forcément d’un super héro en costume moulant qui sauve le monde; je parle d’un pouvoir d’action, d’une capacité d’agir sur le réel et le modifier. Un joueur, quel que soit le jeu auquel il joue est un actif et non pas un passif.

Gygès s’autorise les pleins pouvoir

Autre point étonnant : pourquoi doit-on attendre qu’un personnage externe doive nous donner l’autorisation de faire usage de notre pouvoir d’action pour l’utiliser ? Que je sache, Gygès a fait usage de son invisibilité sans qu’on l’invite à le faire et c’est sa force ! Pourtant, Gygès n’est pas à l’abri de ma critique : il n’y a aucune conséquence à ses actes. Il faudrait alors imaginer un jeu-vidéo dans lequel le personnage jouable ne connaitrait de limites à ses pouvoirs que ses propres scrupules. Utiliser ses dons jusqu’à n’en plus pouvoir et ne plus être capable de faire face aux conséquences de nos actions. Voilà qui semble être un programme riche et, à mon avis, apte à redonner foi en certains jeux et licences (Ubisoft, je vous attends au tournant!). Ce serait à chacun de poser ses propres limites et chaque joueur, voire chaque partie d’un même joueur, serait une expérience vidéoludique. Certains en ressortiront amer et d’autres fier avant que les rôles ne s’inversent et renouvellent la gamme d’émotions possibles.

Pour mettre en œuvre ce programme, il faut avant tout considérer le pouvoir qu’a le joueur non pas comme le moyen de finir le jeu mais comme le moyen de marquer le monde exploré. Comment les personnages non jouables se souviendront ils de nous ? Comme un étranger qui lui a rendu service avant de partir ou comme l’avènement d’un renouveau, en bien comme en mal ? On a considéré, depuis leur apparition, les personnages non jouables comme de simples objets posés ça et là et le monde comme un décor pour l’action. Il serait peut-être temps de modifier cette approche pour créer un réel qui irait bien au-delà de l’apparence du jeu. Les fameux PNJ (personnages non joueurs) et le monde ne peuvent rester de simples pions sur l’échiquier; il faut qu’ils puissent réagir de manière concrète et à plusieurs niveaux aux actions du joueur, et cela, bien au-delà de quelques lignes de dialogues qui changent si on agit bien ou mal. A l’image de la boule de neige qui grandit sans arrêt en dévalant une pente, les actions, même les premières, même les plus insignifiantes doivent emmagasiner les répercussions pour rejaillir face au joueur, idéalement quand celui-ci s’y attend le moins. Cela permettrait de quitter définitivement les jeux bêtes et méchants qui se veulent réalistes mais qui sont incapables de penser les actions du joueur dans la durée. Si le joueur agit, le monde réagit. Cela paraît évident, mais c’est tellement rare… En effet, le jeu-vidéo, depuis ses premiers propose l’inverse : le monde agit, le joueur réagit. Par exemple, un extra terrestre apparaît dans Space invaders (Taito, 1978) et le joueur réagit en lui tirant dessus. Et le jeu-vidéo gagnerait à voir cette logique inversée. Pas oubliée, mais inversée pour créer une interaction riche et solide entre le personnage joué et le monde dans lequel il évolue. Il faut donner les pleins pouvoirs à l’univers de fiction pour qu’il le rende au joueur.

Vous l’aurez sans doute deviné aux nombreuses interrogations dispersées tout au long de l’article, je n’ai pas de réponse précise à tous les problèmes soulevés. Je ne suis en rien un habile technicien ni un créateur de mondes riches mais juste un joueur un peu excédé par certaines mécaniques de jeu très répandues qui sont trop souvent excusées par « c’est juste un principe récurrent, rien de grave, au pire on zappe si on n’aime pas. ». Justement, non, ce n’est pas parce que trop de jeux se vautrent dans la même erreur que je dois la trouver moins importante. Bon, après vous avoir plombé la soirée par une critique acide, il est temps de regarder l’horizon naissant : les développeurs prennent peu à peu conscience du problème et les quêtes annexes tendent à être mieux écrites et avec plus d’impact sur le monde vidéoludique. Pourtant, ces débuts ne sont que bien trop timides et manquent de radicalité autant dans leurs mécanismes que dans leurs répercussions. Pour ne citer qu’un jeu qui s’est engagé dans une telle voie, Death Stranding (Kojima Productions, 2019) laisse le joueur libre dans un monde qu’il peut façonner à sa guise. Chaque construction entreprise se matérialise concrètement dans la partie d’autres joueurs. Aussi, une échelle placée pour nous permettre de grimper peut aussi, par la suite, la même échelle, si on la laisse, peut être utilisée par d’autres joueurs pour leur faciliter l’ascension. Non seulement on interagit avec notre monde direct avec des conséquences directes (faciliter le jeu) mais aussi avec les mondes des autres joueurs, de manières indirectes. Notre pouvoir d’action peut être récompensé par les autres joueurs qui laisseront eux aussi du matériel derrière eux pour aider notre progression. Il n’y a plus qu’à attendre qu’une telle idée porte ses fruits et se démocratise.

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