l’hubris : tuer le monde ! (1/2)

Les anciens Grecs ont défini l’hubris comme un engrenage central de leur culture : il imprègne leur cosmogonie, leur théâtre, leurs récits, leurs peintures et sculptures… L’hubris est un péché d’orgueil commis par un mortel si grave que sa réparation dépasse bien souvent la compétence humaine, il faut l’intervention finale d’un dieu pour que l’ordre soit rétabli. Le terme « péché » est en fait inadéquat car il renvoie à une conception judéo-chrétienne ; pourtant, dans le vocabulaire actuel, c’est probablement le mot qui serait le plus proche du concept hellénique. Dans le théâtre antique, ce principe permet de rappeler que les Hommes, soient ils rois, reines ou même héros, ne peuvent pas rivaliser avec les dieux. C’est une leçon de morale censée contenir les ambitions de chacun en lui rappelant sa place au sein du cosmos. Si l’hubris est à ce point présent chez les Anciens, c’est qu’il joue, en plus du ressort moral, un rôle scénaristique central dans la tragédie et l’art narratif en général. Au fil du temps, le concept évolue, on croit moins à la vengeance d’un dieu outragé qu’à un ordre naturel des choses qu’il faut respecter (chacun doit connaître sa place). Ceux qui franchissent la ligne et s’imaginent usurper un titre et un rôle qui ne leur est pas destiné sont punis par une forme de logique implacable. On peut par exemple penser aux fables du Moyen Age, qu’ils s’agissent des romans moraux tels que Le Roman de Renart ou les contes de la Table Ronde… A côté de l’aspect social, existe aussi aussi une dimension éthique : il s’agit du rapport de force qu’entretiennent, volontairement ou non, l’individu et la société. Il faut savoir se tempérer pour ne pas être dévoré par le monde qui ne peut supporter qu’un clou dépasse du lot, au risque d’envoyer son héraut, le marteau redresseur de torts. Dans son ouvrage paru en 1957, Erotisme, Georges Bataille soulève un point intéressant qu’il a relevé dans plusieurs sociétés : il est, par moment, autorisé de briser les règles établies qui oppressent les individus pour se soulager comme lors de carnavals etc…Mais il est nécessaire que cette période prenne fin pour que la société retrouve ses normes habituelles, et, les différents individus, purgés de leurs passions, reprennent sans se plaindre leur quotidien. C’est un point très utile dans cet article car il permet de mettre en évidence deux éléments différents : l’hubris à proprement parler et sa re-présentation dans l’art et la culture. Si l’hubris est à bannir précisément parce qu’il s’agit d’un excès qui ne permet aucun retour à la norme, sa représentation est en revanche bénéfique car elle sert d’exutoire au public qui sait que, dans l’espace limité du théâtre, du musée, du cinéma, on peut voir des choses proscrites, mais que, dès que l’on sort desdits espaces, l’univers régulé reprend son cours imperturbable. (Je me permets une petite insertion sur un fait qui m’amuse : dans les lieux où l’hubris peut en toute liberté se dérouler, il fait généralement sombre -cinéma, théâtre, opéra, musée…-. Bien que je sache parfaitement que l’obscurité permet une meilleure observation d’un endroit précis et que cela réponde à une nécessité technique, elle confère à ces endroits un caractère particulier : on est hors de la société, du monde, de la lumière du temps et de l’espace, comme si l’hubris ne pouvait pas être montré dans un lieu soumis à la législation des Hommes et des Dieux (si on y croit). Il faut imaginer un non-endroit cloitré pour que le péché d’orgueil ne s’en échappe pas). En effet, le danger de l’hubris, c’est qu’il entraine tout le monde; on ne peut pas rester sans réaction face à un tel cataclysme ! Si certains y voient un défouloir et s’y jettent à bras ouverts, d’autres vont le combattre avec une violence sourde, qui, elle-même peut relever d’une forme d’hubris. Si ce n’était qu’une poignée d’individus, cela n’aurait pas d’importance, mais la force de l’hubris est justement son caractère inarrêtable. Il dépasse tout ce qui est connu et il faut lutter de toutes ses forces et de toute son âme pour le repousser.

En tant que représentation narrative (et même bien souvent dramatique !), le jeu-vidéo a souvent recours à l’hubris comme moteur de l’action : le héros doit repousser ce qui bouleverse le monde et risque de tout réduire en cendres. Et dans un très (très !) grand nombre de cas, cette force qui dépasse tout n’est rien d’autre qu’une forme d’hubris, un individu qui s’octroie une place qui n’est pas la sienne grâce à des pouvoirs détournés ou même volés. Le héros devient alors le héraut de la société, chargé par cette dernière de faire valoir l’ordre régulateur des choses. Tout excès doit être banni pour que la vie poursuive son cours.

Dans le jeu-vidéo, les hubris sont si nombreux qu’il est inutile de tous les passer en revue. Par ailleurs, beaucoup relèvent de l’archétype et ne servent que de point de départ à l’histoire qui peut s’axer sur d’autres thématiques. Toutefois, s’il fallait n’en citer qu’un, je prendrais l’exemple de The Legend of zelda dont chaque jeu est basé sur un hubris, souvent le même d’ailleurs : alors qu’on le croyait banni à jamais, Ganon, entité possédant la triforce de la force réapparaît pour s’emparer des deux autres triforces et obtenir un pouvoir divin. Pour ce faire, il s’en prend à Zelda (triforce de la sagesse), qu’il kidnappe ou emprisonne en attendant que Link, détenant la triforce du courage, le retrouve. Pour remédier à ce bouleversement des forces qui équilibrent le monde, il faut un objet qui dépasse la nature humaine, en l’occurrence la master sword qui tisse un lien fort avec différentes temporalités et espaces, seule arme capable de mettre un terme à l’ascension de Ganon et le sceller. Ce principe est assez universel et on le retrouve dans plein d’autres jeux. Le concept permet également de générer une grammaire visuelle facile à comprendre et que l’on retrouve un peu partout : le héros est équipé de pouvoirs transmis pour faire respecter l’ordre (un instrument de musique magique, une épée qui bannit le mal…) et un méchant facilement reconnaissable parce que tout en lui respire l’excès : la taille, les pouvoirs, le comportement, les ambitions etc… Il est d’ailleurs important de montrer que celui qui commet l’excès s’en retrouve transformé physiquement (Ganon est généralement montré sous les traits d’un sanglier géant). Croyant transcender l’humain pour atteindre un statut divin, celui qui commet l’hubris finit par se rapprocher d’un démon ou d’un monstre guidé par des passions primitives. Autre exemple marquant : Sephiroth, le grand antagoniste de Final Fantasy VII est rendu immensément fort du fait qu’il possède une partie du code génétique d’une entité quasi divine. Son élévation vers la déification va jusqu’à l’apparition d’une aile d’ange noir. Être imparfait et excessif en tous points, il pousse même des ennemis à faire cause commune pour le battre : l’hubris est si dévastateur que même les anciens conflits cessent. L’hubris n’est pas simplement un mal ou une catastrophe passagère comme il en existe tant, il s’agit de quelque chose de radicalement différent : c’est la fin de la société, la fin de l’espoir. C’est un devoir théologique, social et éthique que de mettre fin à une telle folie.

Parmi tous les dangers qui peuvent guetter une société, l’hubris est, dans la culture hellénique, ce qu’il y a de plus redoutable. Or ce danger est intrinsèquement lié à la société elle-même : tant qu’il y a des Hommes, la Cité est en état précaire. Ce n’est pas un hasard si dans la République de Platon, Socrate désigne comme roi le philosophe (celui qui sait aller au delà des apparences pour contempler l’éternité et l’incorruptible) et assigne à la garde de la ville un groupe de soldats qui ne possèdent rien et à qui on apprend que l’ambition et la possession sont des sources de conflits auxquels ils doivent faire face. L’homme est profondément corruptible, aussi le philosophe décrète-il qu’au nom de l’égalité, les enfants doivent être arrachés à leur famille pour être élevés ensemble, dans l’anonymat. Pas de fierté du père, pas d’amour de la mère, seulement le mensonge d’une génitrice universelle à qui l’on doit l’obéissance la plus absolue : la Cité. Dans la raisonnement de Socrate, tout est fait pour que l’hubris ne soit pas seulement perçu comme un affront impensable , il se dote aussi d’une dimension familiale : l’hubris est un matricide. Socrate et Platon ne sont pas les seuls à vouloir fixer les passions des Hommes pour permettre la survie de la Cité, les penseurs grecs ont développé toute une philosophie de la modération et une des principales vertus antiques est la tempérance (sophrosynè) ) parfois aussi traduite comme prudence (phronesis) ou « sagesse pratique ». Cette vertu doit s’incarner autant dans la vie personnelle que dans la politique. D’ailleurs, ce principe de tempérance est beaucoup développé dans l’Ethique à Nicomaque (Aristote), traité de politique et de comportement éthique destiné à un prince. C’est dans le livre II que l’auteur développe la pensée dite du juste milieu : les extrêmes sont toujours trop dangereux, il faut viser le milieu en faisant preuve de discernement. Cette recherche vertueuse doit déboucher sur une action éthique au sein de la communauté. On pourrait penser que le juste milieu est un manque de courage, un refus du risque voire une justification philosophique de la lâcheté. Il n’en est rien ! Il s’agit au contraire d’un savant dosage qui doit engendrer une action, mais une action responsable. Une action extrême, aveugle, relèverait de l’hubris, de la folie sourde à la raison. Aussi, un juste milieu est nécessaire pour régler les émotions, les décisions, agir mais aussi réfléchir. Toujours dans le livre II: on peut lire : « La vertu est donc une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut. » Aristote crée l’éthique par la vertu, c’est-à-dire que pour être Homme au sein de l’humanité et ne pas s’enfoncer dans l’excès, il faut que l’individu responsable -voire exemplaire s’il s’agit d’un prince- observe une vertu stricte. L’observation de sa place comme source de mesure et de bonheur s’incarne dans les rapports entre les individus mais aussi dans ceux de l’individu à la Cité, aux dieux. La pensée hellénique ne distingue pas, comme on le fait, le monde politique et la mythologie : un individu qui se laisse aller à l’hubris commet une faute impardonnable au regard des dieux, mais aussi face à la Cité régulée. Que ce soit dans les passions, les actes, la vie privée ou publique, mais aussi les décisions politiques ou militaires, l’hubris représente le même danger. Le juste milieu est une garantie à tous les niveaux, à toutes les étapes de la vie du Grec. La force de l’éthique d’Aristote est qu’elle repose sur une auto-régulation, une certaine fierté de savoir se contrôler. Par exemple, les autres grandes vertus du monde occidental reposent moins sur cet aspect interne que sur une peur de la punition. Le christianisme reprend les grandes vertus grecques mais en leur donnant un sens nouveau : la prudence devient l’humilité, le désintéressement etc… Pour Kant, qui renouvelle durablement la morale et l’éthique, la prudence n’est pas non plus quelque chose d’important. Ces deux réflexions sur la morale sont plus axées sur un élément extérieur (la peur de Dieu et la rédemption, la loi et la punition) ce que bien sûr, la morale d’Aristote faisait aussi, mais elle ajoutait une, dimension interne. Il faut attendre André Comte Sponville avec son Petit Traité des grandes vertus (1995) pour revoir une éthique de la vertu forte qui laisse une place à la prudence.

Dans un tout autre registre, lorsque les ambassadeurs de Xerxès arrivent à Spartes pour négocier la reddition de Léonidas face aux Perses qui accostent sur la rive Ouest de la Mer Egée, Léonidas est tenté par les promesses de richesse que peut lui offrir l’Empire d’outremer : la survie de Sparte, la gloire et la prospérité. Mais il refuse et dégaine son épée. La suite est connue : « C’est de la folie ! », « De la folie ? Nous sommes des Spartiates ! » s’ensuit le massacre des envoyés de Xerxès. Si le film 300 (Zack Snyder, 2006) prend le soin de beaucoup adapter le récit des Thermopyles, on ne peut pas lui retirer une chose : avoir fait une représentation concrète de ce que peut être un hubris pour un Grec ancien. Qu’il s’agisse de l’arrogance inarrêtable des 300 Spartiates via leur comportement ou leurs répliques, de la détermination à toute épreuve de Gorgo qui va jusqu’à coucher avec un membre de la gérousie contre une promesse d’aider son mari avant de le tuer en réunion publique quand la promesse n’est pas tenue, du roi Léonidas qui outrepasse l’interdiction de son départ par l’éphorat ou encore de la représentation de Xerxès, qui apparait à la manière d’un Dieu sur Terre et se définit comme tel. Si l’on retire le contexte post-2001 du film, le métrage nous montre la chute des Spartiates qui s’enfoncent dans l’orgueil et la démesure au péril de leur vie pour faire face à une force impitoyable d’êtres qui paraissent tous plus surnaturels les uns que les autres. Même une possible rédemption finale est refusée, au profit d’une mort marquée du rire dément de Léonidas (dans le comics). La scène de fin, quand Léonidas envoie sa lance sur Xerxès et ne fait que l’érafler peut paraître dérisoire puisqu’il apparaît comme un échec de Léonidas; pourtant, cela constitue l’ultime hubris du film : blesser l’Empereur-Dieu de Perse pour lui rappeler sa propre mortalité. Ne faire que blesser Xerxès a une portée symbolique beaucoup plus forte que simplement le tuer, c’est montrer à tous ( à la fois aux Perses et aux autres Grecs) que le Dieu vivant autoproclamé est fait de sang et de chair, comme tout le monde. On peut rapprocher ce procédé de la réplique de Predator (John McTiernan, 1987) qui est devenue un grand classique : « S’il peut saigner, on peut le tuer« . Par ailleurs, c’est une logique que l’on retrouve dans un autre film du réalisateur de 300 : Batman V Superman (2016) dans lequel superman devient un potentiel ennemi de la Terre et dont l’un des enjeux est de montrer que lui aussi saigne quand il est blessé. Faire saigner Dieu s’apparente au plus insupportable affront que l’on pourrait imaginer; le tuer directement serait en fait presque trop simple, trop rapide. Il faut faire prendre conscience que l’invincibilité n’est qu’un leurre, y compris à celui qui s’en est autopersuadé.

L’hubris apparaît comme quelque chose de si dramatique qu’il faut parfois s’en référer aux gardiens divins de l’ordre pour mettre fin à la folie. D’une certaine manière, la démesure débordante a un lien avec l’écoulement du temps. Sa violence est à même de perturber le cours du temps et de l’altérer dans sa forme originelle. Dans un nombre assez conséquent de formes narratives, l’hubris est si fort que le combattre dans le présent est insuffisant, il faut remonter le temps, à sa source, quand le mal peut encore être endigué ou aller dans le futur quand un moyen de mettre fin à la démesure sera enfin crée (face à Ganon dans Legend of Zelda, Ocarina of Time, contre Thanos dans The Avengers : infinity war, pour tenter d’affronter le Gritch dans la saga Hypérion ….). Si le flux premier du temps représente l’ordre « normal » des choses, c’est-à-dire une temporalité relativement voulue, ordonnée et qui répond à la causalité présente, le bouleversement de l’hubris crée un autre futur, non désiré, chaotique et qui ne répond à plus rien sinon au caprice de la folie imprudente. Alors, pour s’opposer à l’hubris, il faut un être suffisamment fort pour se dresser, encore et encore, contre la démesure, quelle que sera sa forme dans le futur. Par exemple, dans Dark Souls III, les morteflammes, qu’il s’agisse du joueur ou des 4 autres que l’on rencontre, ont un devoir éternel : ramener sur leur trône les Seigneurs des Cendres pour entretenir le feu. Tant que la lignée du feu sera menacée, la cloche du sanctuaire de Lige-feu continuera de sonner pour faire revenir les morteflammes d’entre les morts. Or, si From Software nous a bien enseigné quelque chose, c’est que tout est extrêmement précaire, la tâche des morteflammes est sans fin car rien ne semble pouvoir écarter définitivement l’arrivée de l’Age des Ténèbres ou celle, bien plus énigmatique, de l’Age de l’Océan dont rêve tant Aldritch. Link, le héros de Legend of Zelda, sait lui aussi renaitre de ses cendres pour ramener la paix. Parfois, c’est au sens propre quand c’est le même Link que l’on joue d’un jeu à l’autre; dans d’autres cas, on incarne un autre Link, quasiment indifférenciable des précédents et des suivants. Si le personnage peut échouer dans sa quête ou mourir une fois celle-ci accomplie, un autre « héraut du temps » prendra sa place. C’est un devoir sacré, presque christique, que de devoir se sacrifier pour l’espoir et l’avenir de l’Homme. Le héraut du temps incarne une réponse divine ou naturelle face à un ordre qui menace de s’effondrer, un ultime sursaut de vie d’un système qui se sait au bord de l’annihilation. Le joueur ne doit pas simplement rétablir l’ordre, mais aussi s’assurer de la perpétuité de l’ordre rétabli. Le plus impressionnant, à mon gout, est le dragon Alduin, « Le Dévoreur de mondes » de Skyrim. Pour vaincre ce dieu de la destruction, il faut d’abord aller dans le passé pour comprendre son bannissement hors du temps puis se rendre en Sovngard (l’au-delà) pour l’y affronter une dernière fois. Pour le vaincre, il faut non seulement arpenter le temps (Alduin est d’ailleurs surnommé « le FLéau des temps ») mais aussi les réalités. Il agite à ce point le cours du temps qu’il est capable de ramener les morts à la vie par la simple parole et que même sa mort définitive est à un moment questionnée par un prêtre. Rien, ni époque, ni dimension ne parait échapper au Fléau Alduin.

Face à un tel sacrifice, un tel courage, on pourrait s’attendre à ce que l’entièreté de la société soit éternellement reconnaissante envers le héraut du temps. Hé bien, étonnamment, cela n’arrive que très peu souvent! Si dans les jeux Legend of Zelda, il est presque toujours fait mention par le biais de dialogues ou de fresques du combat éternel entre Ganon et Link, on peut observer qu’il s’agit d’une mémoire plutôt creuse… A la fin de Ocarina of Time, Link rend son épée du temps et part en exil, laissant derrière lui Zelda et tous ceux dont il a fait connaissance. Du côté cinématographique, on peut penser à Mad Max :Fury Road, après la mort de l’antagoniste et le retour de la petite bande de Furiosa à la forteresse, tous les personnages montent pour prendre le contrôle du symbole de la démesure.. Tous, sauf un, Max qui repart incognito parmi la foule avec un simple hochement de tête pour saluer Furiosa. A cela, on pourrait bien-sûr opposer qu’il s’agit d’une méthode évidente de narration pour permettre de préparer la prochaine sortie, en l’occurrence Legend of Zelda: Majora’s Mask qui est la suite directe du départ de Link et un probable nouveau film Mad Max. Pourtant, on peut aussi supposer qu’il y a autre chose, une espèce de peur de la société face à celui qui a su arrêter l’inarrêtable et qui condamnerait ce dernier à l’exil. A cela, on peut ajouter que l' »on combat le feu par le feu » et que la proximité de fait entre le mal combattu et son éradicateur marque celui-ci du sceau de l’ostracisme. Une fois sa tâche finie, le héraut n’a plus de raison d’être et il est rejeté. A la fin du dernier DLC de The Elder Scrolls V: Skyrim, une fois Miraak battu, le fils de dragon est convoqué par le « dieu » du savoir absolu, de la folie de la connaissance qui fait de lui son nouveau champion. Quand on voit le destin de paria de Miraak, le précédent champion, on ne peut qu’imaginer ce qui attend le Dovahkiin.

Sekiro : Shadows die twice (From Sotfware, 2019) applique la même logique : si la rancœur du personnage principal l’emporte, alors ce dernier devient un shura, une entité démoniaque animée par la haine et la volonté de tuer. Si le joueur reste dans la retenue et ne tue pas tout le monde, alors ce sera le vieux sculpteur qui deviendra un shura. Ce même sculpteur qui a perdu un bras et qui rumine sans arrêt sa défaite en sculptant des ex voto qui ressemblent plus à une forme de vaudou maudit qu’à un remerciement de béatitude. Loin de l’innocence affichée de celui qui a atteint le nirvana, les bouddha qui pullulent dans le temple au point d’en habiter chaque recoin ont ceci de particulier qu’ils sont décrits comme en colère, comme si la rancœur de leur créateur s’incarnait dans les idoles. Au fur et à mesure du jeu, on en apprend un peu plus sur le sculpteur qui apparaît comme un reflet du personnage jouable (ils perdent tous deux un être cher, et leur bras gauche est tranché). Si Le joueur parvient à éviter la folie, ce ne sera pas le cas du sculpteur immortel dont les Bouddha n’apaisent en rien la haine couvée. Lors de la dernière rencontre, il s’agira de tuer le « Démon de la colère », une créature enflammée qui menace la ville et que rien n’arrête. Ce démon ardent qui jette des statues de Bouddha et auquel il manque un bras remercie finalement le joueur quand celui ci met fin à ses souffrances à l’aide d’une épée divine, la seule apte à briser l’immortalité. Dans le jeu, la quête de l’immortalité constitue le véritable hubris : ceux qui la cherchent perdent leur humanité à l’image des moines ou ne rêvent que de mourir pour de bon quand ils ont atteint leur but. L’hubris est à chercher à la fois dans la quête et dans son accomplissement ; on n’échappe pas à la damnation. Pourtant, chose étonnante, il n’y a pas de dieux dans le monde de Sekiro; seulement un gigantesque dragon au rôle bien secondaire mais certainement pas un dieu vengeur qui descend pour punir et rétablir l’ordre1. Cela peut paraître étonnant : comment peut-on rappeler à l’homme sa condition de mortel s’il n’y a pas d’entité supérieure pour le lui rappeler ? Si les Grecs anciens ont eu tant recours à l’hubris comme principe moteur de la tragédie, c’est aussi parce que les Helléniques croyaient -pour un grand nombre du moins- au destin auquel on n’échappe pas ( par exemple Œdipe). Cela change du tout au tout avec les Pères de l’Eglise pour qui le sacrifice de Jésus rachète le Péché originel : libéré de la dette envers le Dieu vengeur du judaïsme, l’humanité est libre. Libre de faire le bien comme le mal, libre de son futur. Il faut attendre la Réforme et notamment le calvinisme pour que la notion de prédétermination revienne. Les exemples d’hubris dans les textes sacrés sont en très grande majorité dans l’Ancien Testament ( Sodome et Gomorrhe, la tour de Babel, le veau d’or, la tyrannie égyptienne etc..). Au contraire, le christianisme se tourne vers l’avenir : le péché originel est du passé, c’est la fin des temps qui inquiète. Pour cela, le monde chrétien se base notamment sur le livre du prophète Jonas en tant que démonstration que Dieu est non seulement un Dieu de miséricorde mais aussi qu’il n’agit pas comme maître absolu du destin. Le nouveau fardeau de l’Homme est le poids de son libre arbitre. Il s’agit du déplacement le plus important dans l’évolution de la conception de l’hubris, on passe des dieux de la Cité vengeurs à Dieu qui laisse l’individu libre de son destin sur terre.



1 : D’ailleurs, la façon d’accéder au Dragon divin relève plus du rêve que de la confrontation physique : il faut prier une statue pour être transporté dans un non-lieu de brume et de nuages dont on sort une fois le dragon vaincu. On peut être amené à penser que la rencontre est plus une espèce d’expérience mystique onirique qu’une perception sensorielle comme on peut le vivre dans la croyance grecque quand les dieux s’incarnent en chair et en os. Cette approche n’est pas totalement nouvelle : on retrouve une expérience assez similaire dans Dark Souls III.

Un commentaire sur “l’hubris : tuer le monde ! (1/2)

  1. Tu aurais aussi pu citer Fallout 1 en termes d’ostracisation du héros.
    Après avoir tué le maitre et les super mutants et avoir sauvé son abri, le protagoniste est banni par le superviseur qui a peur de son nouveau savoir.

    J’aime

Répondre à Kaplan Annuler la réponse.