Blasphemous : fantasmer l’Histoire et fanatiser l’Art

Enfilez vos plus beaux capirotes: c’est l’heure de la pénitence

la nouvelle introduction de Blasphemous (introduction refaite à l’occasion de la sortie du DLC The Stir of Dawn)

Blasphemous (2019) est un plateformer 2D violent dont le style graphique s’inspire fortement de l’art catholique et de l’histoire des différentes croyances chrétiennes et des légendes andalouses. Le jeu revendique également une inspiration des jeux « à l’ancienne », inspiration que l’on retrouve dans la colorimétrie, les limitations du jeu, les plateformes sur lesquelles il faut sauter au pixel près et ainsi de suite. Mais surtout, là où Blasphemous réussit particulièrement bien, c’est dans la fanatisation de nombreux éléments pour livrer un récit brutal et mystique. Le jeu puise dans l’imaginaire sanglant de l’Inquisition qu’il fantasme. Inquisition qui a durablement marqué l’Espagne, pays d’origine des développeurs du jeu.

Blapshemous : Ten Piedad renvoie aux pietas, représentations de la Vierge tenant son fils mort dans ses bras

Dès le début, le ton est donné : la confrérie du Chagrin Silencieux, un ordre religieux, est décimé par l’Eglise du Miracle, supérieur hiérarchique de la confrérie et le personnage jouable, seul rescapé du massacre commence une pénitence vengeresse : tuer le plus haut gradé de l’Eglise qui a ordonné le massacre, sa Sainteté Escribar. Le jeu a beau reprendre certaines mécaniques du Soulslike, il n’en demeure pas moins d’abord un Metroidvania et garde une narration ainsi que des objectifs clairs1. Le jeu ne doit pas être réduit à une vulgaire comparaison avec Dark Souls2 car son principal atout n’est pas son histoire, mais son esthétique pixel-art violente mais fascinante. En effet, de l’architecture aux thèmes abordés, en passant par les noms et le mysticisme, l’influence espagnole se fait ressentir à plusieurs endroits (notamment une zone nommée « là où se meurent les oliviers » où certains ennemis sont des vendangeuses). Mais dans le jeu, tout est multiplié par mille : le fanatisme, la violence, le dolorisme… Bien que dans le monde du jeu, l’institution religieuse ait été renommée « La Mère des Mères » (Madre de Madres en espagnol) on y reconnait aisément une représentation de l’Eglise romaine. Blasphemous puise dans la longue tradition picturale, musicale et sculpturale religieuse pour livrer un monde très référencé mais sans qu’aucune des inspirations ne vole la vedette au titre. La suite de l’article va porter sur l’utilisation de l’art dans le jeu. Si vous voulez une enquête sur les références culturelles, picturales et musicales andalouses, je vous conseille cet article de Pierre Deroudilhe Blasphemous, toi ma belle Andalouse dans l’Après-Vu.

Blasphemous: dans le monde d’un rêveur, on croise des personnes changées en statues blanches; un mélange marquant entre la femme de Loth (Genèse) et les damnés pétrifiés dans les eaux gelées du Cocyte (La Divine Comédie)

Saint Goya, montrez-nous la voie

Quand on joue à Blasphemous, on peut avoir l’impression qu’il s’agit d’une mise en action de peintures et de dessins de Fransisco de Goya, peintre majeur du romantisme espagnol dont le travail porte en grande partie sur la foi catholique et ses pratiques, mais aussi sur les horreurs de la guerre. Par exemple, les nombreux martyrs que l’on croise en arrière-plan semblent renvoyer directement aux Désastres de la guerre (voir ci-dessus). Le peintre est souvent cité, jusque dans le charadesign des ennemis, parmi lesquels on trouve des boucs, des sorcières ou encore des flagellants et des moniales démoniaques. Le jeu puise également chez d’autres artistes comme Francisco de Zurbarán ou Bartolomé Esteban Murillo (voir notamment Le martyr de Saint André). De manière plus vaste, le jeu prend ses racines dans une esthétique baroque et romantique. Pour en rajouter une couche, le style pixel-art apporte vraiment au jeu : plus qu’un réalisme détaillé et froid, des éléments sont laissés à l’imagination et à l’interprétation du joueur, exactement comme le faisaient les ténèbres inquiétantes des tableaux de Goya.

Blasphemous: le taureau est traditionnellement un symbole de l’Espagne, mais aussi de la la violence et de la bestialité. Les piques renvoient à la corrida mais le personnage dans son ensemble fait penser aux dessins de Picasso (conception par Juan Miguel López Barea)

Un mélange entre tradition et modernité pour un résultat unique: la violence et le mystique

Les thèmes abordés viennent directement d’une période étendue du Moyen-Age (avec l’affirmation de la foi catholique lors de la Reconquista) jusqu’au XIXème siècle; le tout avec un regard contemporain, mi-désabusé des croyances, mi-horrifié par la cruauté de la foi. Pourtant, le jeu reste assez neutre dans sa narration, il n’y a pas de critique explicite de la religion ou du fanatisme ; par exemple, la quête du personnage principal n’est pas une lutte contre l’obscurantisme, c’est une pure quête mystique dont l’apothéose est le sacrifice de soi-même et le renouveau de la Foi. On peut même trouver un regard plutôt positif envers la Confrérie du vrai Enterrement qui offre une sépulture décente aux bannis et les Frères Baiseurs de Plaies qui soignent les malades. En revanche, le dolorisme extrême de chaque personnage est tellement poussé qu’il semble être une caricature. Comme avec Goya, on pourrait assister à une critique silencieuse et subtile du fanatisme qui devient plus païen et sauvage que réellement pieux.

Blasphemous: la garde de Mea Culpa, l’épée maudite avec une figure christique (le sang et la plaie au foie) née d’une punition divine.

Dans Blasphemous, plus on souffre, mieux c’est! Cet aspect vient de la vision doloriste de la Bible, fortement ancrée en Espagne par l’Inquisition : il faut racheter par la douleur ses péchés et ainsi s’approcher de la douleur du Sauveur sur la Croix. Sur les terres de Cvstodia -où se déroule le jeu- la malice est poussé à son paroxysme car le Miracle ne se montre qu’à ceux qui veulent souffrir ou mourir. Loin d’une rédemption, on assiste plutôt à une descente en Enfer. Parmi les adorateurs de la douleur, on trouve Gémino, emprisonné dans une carapace de fer enneigée, sorte de Saint Sébastien du Miracle, mais aussi Notre Dame des Afflictions, toute percée de lames qui « puise [sa] joie dans l’affliction et le jeûne, car ce sont de plaisantes pénitences » et qui se fait un plaisir de nous partager sa peine. De plus, les os du reliquaire que l’on collectionne ne viennent pas que de bonnes personnes (quoi que puisse vouloir dire ce mot dans un tel univers), on y trouve aussi des restes de brigands, d’inquisiteurs, d’apostats et de tueurs. La modernité de Blasphemous vient, à mon gout du moins, de l’omniprésent cynisme du monde présenté où les martyrs sont des monstres, où le Miracle prend toujours la forme d’une calamité, où les écrits païens sont conservés au cœur de la Mère des Mères. Un monde où l’élu du Miracle sur terre perd sa foi mais fait exterminer tous les hérétiques et tire ses pouvoirs du Miracle. Le jeu s’affirme comme une réécriture des grands mystères bibliques avec une présence divine mauvaise et des fidèles fous. Sans réelle surprise, le directeur artistique a affirmé avoir en partie basé les thèmes et l’esthétique du jeu sur la peinture La Procession des Pénitents de Goya à laquelle fait directement écho la cinématique finale du jeu3 .

Goya: Procession des pénitents, 1812-1819

Des visuels riches qui piochent dans de multiples cultures et époques

un ennemi qui semble tout
droit sorti d’un cauchemar de Dali

La réécriture et le détournement des idées ainsi que des images permettent aux développeurs d’aller chercher des références variées, et pas uniquement andalouses. Aussi le visage gravé sur le masque du pénitent fait écho aux masques de cavalerie romaine retrouvés en Allemagne. Certains ennemis semblent inspirés des créatures de Jeronimus Bosch et des décors rappellent les ruines de la mission héliographique, en particulier un cliché de Jules Andrieu, intitulé Ruines du Grenier d’abondance (voir ci-dessous). Comme dans le jeu, il se dégage de cette photographie une impression d’infini et de grandeur perdue. La direction artistique a dû procéder à un tri phénoménal pour sélectionner les représentations les plus emblématiques de chaque mouvement, de chaque époque et de chaque lieu. Du classicisme, la géométrie et le style architectural sont récupérés. Du baroque, ont été retenues la glorification de la foi à outrance et la mise en scène du corps souffrant. Quant au romantisme, c’est le mélange entre le païen et le sacré et la fascination pour l’ésotérique/mystique qu’il faut chercher. Pour terminer, on retrouve partout un rapport d’échelle qui tend à écraser le personnage dans des environnements trop grands et des boss titanesques ce qui va dans le sens de l’évolution de l’art et de l’architecture catholiques4 : toujours plus imposant, toujours plus élevé et une espèce humaine toujours plus minuscule face à Dieu. En bref, bien que le jeu fourmille de références, le résultat n’est pas un patchwork forcé et hétéroclite mais un jeu uni.

Ruines du grenier d’abondance, Jules Andrieu, 187

Enfin, bien que le jeu ne révolutionne pas le metroidvania et que certains problèmes peuvent énerver -par exemple la fluidité des actions, comparé à Hollow Knight– le titre puise dans un univers culturel assez peu présent dans le monde vidéoludique, et surtout, on peut ressentir un vrai attachement aux traditions et aux légendes andalouses qui n’apparaissent pas comme des références vides ou gratuites. D’une certaine manière, le jeu vidéo permet de faire survivre et de diffuser ces croyances; il n’y a rien de « l’acculturation » que l’on peut reprocher aux jeux. Au contraire, le joueur est exposé à une culture proche de la nôtre, mais pourtant en grande partie inconnue. Comme le souligne Pierre Deroudilhe en conclusion à son article, la spécificité de Blasphemous est « de se montrer, finalement, délicieusement instructif pour ceux d’entre les joueurs qui sont prêts à faire le voyage pour comprendre toutes les références que Blasphemous cache. » A tous les rêveurs et les archéologues vidéoludiques : jetez-y au moins un œil. Toutefois, attention, la pénitence n’est pas que pour le personnage : le joueur doit s’attendre à souffrir pour être récompensé.

Remerciements spéciaux à l’équipe de l’Après-Vu qui m’a autorisé à utiliser un passage de leur article. Leur site : https://lapres-vu.com/

Blasphemous : l’intérieur d’une église en ruine

1: A tout moment on peut trouver le personnage de Deogracias qui redonne des indications. Il guide aussi le joueur aux moments-clés.
2: C’est malheureusement parfois le cas dans les avis négatifs sur Steam. Si dans Dark Souls, le thème des Dieux est rapidement éclipsé pour laisser place à une réflexion sur le passage du temps et sa répétition; le thème principal de Blasphemous est bien la souffrance au nom de Dieu et de la foi.

Avis tronqué !

3: Seulement si on débloque la « bonne fin ».
4: Architecture qui vise toujours plus haut et toujours plus riche: romane, gothique, renaissance, baroque, rococo (surtout Europe du Nord), néo-gothique…

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