L’encre versée dans le jeu vidéo – Partie I

Contempler l’estampe à la lumière d’Ōkami

Autoportrait d’Issun se représentant au sommet de la tête d’Amaterasu

Le jeu vidéo d’action-aventure de Clover Studio, édité sur PlayStation 2 en 2006, adapté sur console Wii en 2008 avant de connaître un dernier portage en HD sur Nintendo Switch dix années plus tard, met à l’honneur la déesse du soleil Amaterasu réincarnée en louve et parcourant un Nippon folklorique. Le caractère surnaturel qui imprègne la trame narrative est porté par le parti pris artistique des développeurs : l’impression picturale insuffle au jeu l’esprit des contes et des croyances telles que les illustrent les estampes traditionnelles. Ōkami bénéficie en effet d’un graphisme enchanteur dont le recours à la technique du cel-shading évoque la plasticité de l’estampe. L’image du jeu possède ainsi un grain similaire à du papier de riz et paraît avoir ses contours tracés à l’encre de Chine. C’est alors qu’Ōkami s’inscrit dans un processus de transmission d’un double héritage historique et symbolique : l’estampe, art que l’époque d’Edo (1603-1868) a vu émerger, et les légendes japonaises, ce qui fait que le jeu se manifeste comme un véritable continuateur des représentations mythologiques. Il est de ce fait possible de lire dans les images du jeu l’écho, inconscient ou non, à des estampes réelles, ce qui nous permet de saisir, à travers le jeu même, le riche univers de l’estampe japonaise traditionnelle. Les images d’Ōkami ainsi que son intrigue émettent un écho troublant à des représentations de scènes mythiques que mettent au jour certaines estampes.

Cinématique de début : l’éveil d’Amaterasu dans une statue de pierre, Ōkami HD, Clover Studio, 2018
[image 1]
Amaterasu sort de la grotte, Shunsai TOSHIMASA, XIXème siècle
[image 2]
Amaterasu sortant de sa grotte, Utagawa KUNISADA, 1856
[image 3]

Au-delà des spécificités de chacune de ces images, tisser des liens entre elles permet de comprendre l’étroite relation qu’entretient Ōkami avec les récits d’antan et la manière dont le jeu, qui se veut une estampe en mouvement, rend hommage aux représentations qui le succèdent. Les estampes de Shunsai TOSHIMASA et d’Utagawa KUNISADA [images 2 et 3] restent fidèle à la scène telle que présentée par la légende : selon le Kojiki (Chronique des faits anciens), la mauvaise conduite de Susanoo, le dieu japonais des tempêtes, amène sa sœur Amaterasu à se cacher dans la grotte Ame-no-Iwato ( 天岩戸 signifie littéralement « grotte de la déesse du Soleil » ou « grotte céleste »). Face à une terre qui se voit ainsi privée de lumière, faire sortir Amaterasu de la grotte pour chasser l’obscurité devient une nécessité. Pour ce faire, les dieux organisent une fête sur l’idée d’Omoikane (déité de l’Intelligence, de la réflexion et du conseil avisé). Entendant des éclats de rires, Amaterasu, curieuse de connaître la source de cette joie, regarde l’entrée de la grotte. La voilà fascinée par son propre reflet dans le Yata no Kagami, miroir que les autres dieux ont conçu et accroché devant la grotte à cet effet, et que l’on perçoit à droite des deux estampes. Amaterasu pétrifiée, Ame-no-tajikarao force alors l’ouverture de la grotte et le monde baigne de nouveau dans la lumière : c’est l’instant précis de cette dernière scène que saisissent nos deux œuvres, représentant Amaterasu bien au centre de l’image et surélevée par rapport aux autres personnages, et de laquelle surgissent des rayons venant rétablir la lumière sur un monde jusqu’alors dépourvu d’éclat. Les développeurs du jeu Ōkami, dans la cinématique de début [image 1], prennent également soin d’insérer la déesse au centre de l’image, laissant briller autour d’elle ses rayons comme pour rendre manifeste l’arrivée d’une lueur d’espoir dans un Nippon dont les couleurs grises, rouges et mauves soulignent par leur tonalité sombre un pays en proie à une obscurité dévorante. Le jeu développe néanmoins des particularités vis-à-vis de ses successeurs : Amaterasu y apparaît sous une forme animale, et non humaine, tandis qu’elle ressuscite dans une statue ; il n’y a donc pas de grotte, et un seul personnage assiste à son éveil – Sakuya, esprit des Forêts – , et non plusieurs. Ces divergences par rapport aux éléments du conte initial parviennent pourtant à faire écho à la scène mythique : la statue de pierre dans laquelle s’incarne Amaterasu pour faire à nouveau briller ses rayons sur le Nippon évoque par sa matérialité celle de la grotte, tandis que le miroir qu’utilise Sakuya pour réveiller la déesse est bien présent.

Cinématique de début : la statue de loup pétrifié se regarde dans le miroir, Ōkami HD, Clover Studio, 2018
[image 4]

Une scène du jeu, très belle, reprend intelligemment les éléments du mythe initial à sa manière [image 4] : le miroir qui se place face à la statue de loup censée accueillir l’esprit de la déesse et où la statue se reflète évoque, grâce au caractère figé de la statue qui s’admire dans le miroir, la pétrification d’Amaterasu telle que contée par la légende, juste avant de sortir de la grotte pour ramener la lumière. Cette scène du jeu précède également l’éveil d’Amaterasu venue faire triompher le règne du soleil.

Ōkami, qui se veut être une estampe en mouvement, ne peut cependant se limiter à relayer le travail artistique de ses prédecesseurs uniquement dans le domaine de la mise en image de contes. Si le jeu se veut digne d’être nommé estampe, c’est qu’il se prête à la représentation de bien d’autres thèmes, et c’est surtout une vie fragile et éphémère, aux prises avec la moindre corruption, qu’il s’engage à mettre en scène. Il s’agit alors de poursuivre notre étude de l’estampe pour cerner la richesse symbolique du jeu.

On se réfère souvent à l’estampe japonaise sous un autre nom, l’ukiyo-e. Mouvement artistique apparu à l’époque d’Edo (1603-1868) et principalement représenté par les estampes, il est inspiré de la beauté éphémère d’un monde en perpétuel changement : c’est alors que l’ukiyo-e se traduit par « image du monde flottant » et désigne aussi bien le courant artistique que les œuvres qui en résultent. Dans le Japon du XVIIème siècle, le « monde flottant » ou ukiyo (sans le « e », qui renvoie à « image ») désignait le monde du divertissement, du théâtre kabuki, des salons de thé et de libertinage, où la quête des plaisirs prévalait. Cette description de l’ukiyo (浮世) contraste avec son origine bouddhique. Selon la pensée bouddhiste, l’ukiyo désigne un monde présent, illusoire et encombré de souffrances. Le remède, selon cette religion ou philosophie, consiste en la méditation et la contemplation des fleurs, des fleuves et des merveilles de la nature. Ōkami sait représenter ces deux aspects du « monde flottant » et exploiter les différentes sens de ce terme. Nous allons ici voir la manière dont le jeu Ōkami se ressaisit de certains thèmes qu’illustre l’ukiyo-e, tout en menant à bien une étude comparative entre les images du jeu et les estampes réelles, afin de souligner le rôle qu’a Ōkami dans la transmission d’un héritage artistique. Il est à noter que la liste des œuvres convoquées pour l’étude comparative est loin d’être exhaustive, et les comparaisons faites entre les images du jeu et les estampes d’artistes japonais ne présupposent pas qu’Ōkami fasse explicitement référence à ces œuvres ; le hasard des rencontres entre des images éloignées dans le temps peut certes faire jaillir du sens, mais sans que ces images se fassent directement écho.

Les thèmes de l’ukiyo-e

  • Bijinga ou peintures de jolies femmes

La courtisane Somenosuke de Matsubuya, Utamaro KITAGAWA, 1794
[image 5]
La jeune Kushinada assise près de son tonneau de saké, Ōkami HD, Clover Studio, 2018
[image 6]

Les bijin-ga (美人画, peintures de bijin, « peintures de jolies femmes ») constituent l’un des grands genres de la peinture et de l’estampe japonaise, au centre de l’intérêt des artistes ukiyo-e. Il est bien souvent question du portrait de courtisanes célèbres nommément identifiées et célébrées pour leur beauté. Si le jeu Ōkami ne présente aucun personnage dans un rôle de courtisane, nous pouvons souligner le soin qu’ont eu les développeurs à illustrer une certaine grâce féminine, si bien que l’accentuation des courbes et des formes tend parfois à verser dans une dimension érotique.

Les deux femmes représentées sur ces images ne proviennent pas de la même catégorie sociale: si Somenosuke de Matsubuya [image 5] est une courtisane évoluant dans un milieu urbain (la maison Matsubuya était l’un des établissements de plaisir le plus grand du Yoshiwara, le quartier des Maisons vertes, c’est-à-dire des maisons closes, de Tokyo), Kushinada [image 6] , jeune fille encore vierge, est une paysanne fabriquant du saké dans le petit village fictif de Kamiki. La mise en parallèle de ces deux représentations est néanmoins intéressante malgré leurs divergences. Les [images 5 et 6] soulignent le rôle de la coiffure et du kimono dans le portrait des jeunes femmes. En effet, à la beauté de la femme, le bijinga associe celle de son kimono, dont la splendeur et le raffinement sont indissociables de l’attrait qu’elle exerce : les deux femmes présentées sur ces images font ainsi toutes deux l’objet des convoitises d’un homme, Somenosuke ouvrant discrètement une lettre qui peut être celle d’un amant [image 5], tandis que Kushinada s’apprête à être sauvée, dans la scène choisie [image 6], par le guerrier Susano qui s’est entiché d’elle.

  • Acteurs de théâtre

Chibiterasu et Kagu, enfant comédienne, Ōkami Den, Clover Studio, 2011
[images 7 et 8]
Scène de théâtre kabuki, Torii KIYOMITSU, XVIIIème siècle
[image 9]

Les différentes images mettent en avant toute la beauté et la grâce des acteurs munis de leurs somptueux kimonos et arborant de sublimes coiffures. L’[image 9] met en avant des acteurs de kabuki en plein jeu : à Edo, la capitale du Japon, après le « quartier réservé » du Yoshiwara et ses courtisanes, le théâtre de kabuki est le second pôle d’attirance pour les artistes de l’ukiyo-e. Le jeu Ōkami n’insère pas de référence à l’univers du théâtre ; c’est pourquoi je me suis orientée vers sa suite sur Nintendo DS, Ōkami Den, dans laquelle un théâtre est présent, construit après le départ d’Amaterasu pour la Plaine céleste. Si le jeu Ōkami Den ne fait pas explicitement référence au théâtre kabuki, on ne peut passer à côté de l’existence de l’univers théâtral dans un jeu qui se veut être une estampe en mouvement capable de saisir les différents éléments de la vie quotidienne et artistique.

Le monde du théâtre occupe une place dans l’intrigue et possède une signification. Chibiterasu et Kagu [images 7 et 8] doivent en effet au cours de leurs aventures dans la Cité de Seian triompher d’un boss, Renjishi, immense poupée mécanique servant pour des représentations théâtrales, le lieu de la bataille n’étant autre que la scène d’un théâtre où les dispositifs scéniques ont leur importance, notamment dans la mise en défaite du boss. Cette poupée mécanique est contrôlée par deux personnages : c’est alors la lutte entre ceux ayant recourt au mécanisme pour vaincre et celui qui utilise les éléments de la nature (Chibiterasu peut utiliser le feu contre son adversaire artificiel), une lutte donc entre l’artifice et la nature. Voir le jeune loup fils d’Amaterasu combattre sur une scène théâtrale est également symbolique dans un autre sens : la créature au doux pelage blanc sur lequel se dessinent des motifs rouges ne sont pas sans rappeler le maquillage blanc porté par les acteurs de théâtre portant des kimonos aux motifs colorés et sophistiqués.

  • Le surnaturel

Premier boss : reine araignée, Ōkami HD, Clover Studio, 2018
[image 10]
Minamonoto no Yorimitsu et l’araignée géante, HOKUSAI, 1849
[image 11]

Les yokaï constituent une part importante dans les représentations et ne pouvaient éviter d’être un des thèmes majeurs de l’ukiyo-e, « images du monde flottant » dans lesquelles le mal et le caractère éphémère d’une vie toujours prête de faillir pour laisser place à la mort occupent une large place.

Les [images 10 et 11] sont ainsi intéressantes à mettre en parallèle puisque chacune représente le moment précis qui précède le début d’une lutte contre un démon, ici une immense araignée, dont le territoire est marqué par la présence d’une imposante toile symbolisant le piège et l’impossibilité de fuir la bataille imminente.

  • La nature

Amaterasu dans la vallée de Hanasaki en fleurs, Ōkami HD, Clover Studio, 2018
[image 12]
Fleurs avec grue, HOKUSAI, XIXème siècle
[image 13]

Le thème des fleurs, et plus généralement de la nature, est illustré dans le genre ancestral du kachô-ga, ces « images de fleurs et d’animaux ». Dès le début du XIXème siècle, face à la politique d’isolationnisme du pays, les Japonais aspirent à plus de liberté, et trouvent dans la nature une échappatoire à la claustration ambiante et à l’asphyxie qui les menace à terme. Renouer avec la nature, écouter le rythme des saisons, admirer les fleurs de pruniers ou de cerisiers, goûter la fraîcheur du soir, contempler les premières neiges, ou surprendre l’envol des grues ou des oies sauvages sont autant d’occasions de longs voyages ou de simples promenades. Conjuguant réalisme et spiritualité, observation directe et interprétation empreinte de shintoïsme et de bouddhisme, HOKUSAI (1760-1849) et HIROSHIGE (17971858) portent à sa perfection la représentation d’une nature magnifiée. Partant tous deux de l’observation de la faune et de la flore, ils en expriment, par des styles différents, la permanence et l’état d’éternel recommencement, en même temps que le caractère fragile et éphémère.

De même, Ōkami insère la nature au centre aussi bien de l’intrigue que de l’écran : la nature composée d’arbres, de fruits, de fleurs, d’eau, de montagnes et d’animaux est omniprésente, même en ville et à l’intérieur de certains bâtiments. La déesse Amaterasu ne manque pas ainsi de voyager et de parcourir en toute liberté de vastes étendues vertes, de jouer avec les différents éléments naturels et de rendre heureux plusieurs espèces d’animaux (oiseaux, chiens, chevaux, sangliers, tigres etc.) en leur apportant de quoi vivre et se nourrir. Chaque image du jeu peut se révéler être une véritable estampe louant la grâce de la nature. Nous pouvons y relever une aura imprégnée de bouddhisme en nous rapportant au sens que cette religion et philosophie donnait au terme ukiyo, « monde flottant », lequel désigne un monde présent, illusoire et encombré de souffrances, ce qu’Ōkami montre à chaque fois que les yokaï corrompent la nature. Le remède, selon le bouddhisme, est à puiser dans la méditation et la contemplation des fleurs, des fleuves et des merveilles de la nature : c’est bien ce que le jeu propose, le seul remède au mal et à la déliquescence du monde étant la restauration du règne de la nature qui nous offre de magnifiques tableaux à contempler.

  • Paysages (fūkei-ga) et « vues célèbres » (meisho-e)

Kisokaido Road, Utagawa HIROSHIGE, 1840
[image 14]
Vue du mont Fuji depuis le village fictif de Kamiki, Ōkami HD, 2018
[image 15]

Avec l’assimilation progressive de la perspective de la peinture occidentale par les artistes japonais à la fin du XVIIIème siècle d’abord, puis surtout au XIXème siècle, notamment à travers le travail de HOKUSAI et HIROSHIGE, l’ukiyo-e se dote de la technique nécessaire à la représentation des vues célèbres du Japon, le fūkei-ga. Appuyés sur le concept des meisho-e, l’un et l’autre se lancent alors dans la réalisation de longues séries décrivant les plus beaux sites japonais.

Les deux images dessinent à l’horizon les contours minimalistes et évanescents d’un mont Fuji pourtant prédominant, surplombant par sa taille et sa posture surélevée les éléments qui l’entourent. Les [images 14 et 15] possèdent, à peu près, la même composition : au premier plan, un village, quelques arbres et un torii (portail japonais), dont la petitesse est soulignée par l’imposante présence du mont Fuji au second plan. Ōkami ne manque ainsi pas de faire sa propre référence, purement illustrative, au mont Fuji, qui envahit l’imaginaire japonais. La présence du mont Fuji est d’autant plus prestigieuse que le reste des lieux du jeu est purement fictif, faisant de ce lieu célèbre le seul référent réel d’Ōkami.

Si donc les développeurs de Clover Studio ne font aucunement référence à des œuvres et des artistes précis, que leur jeu tende à être une estampe en mouvement dans laquelle se promène le regard contemplatif du joueur nécessite d’inscrire Ōkami dans un héritage culturel et artistique propre à l’estampe japonaise. Il est alors possible de lire l’histoire et la symbolique de l’estampe à la lumière de cette œuvre virtuelle, véritable continuatrice d’un imaginaire empreint de traditions.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s