S’identifier au personnage que l’on joue

Il y a quelques semaines (le 27 Juillet pour être précis), le studio Rockstar Games, via une interview, a livré quelques informations sur le futur G.T.A. VI : il se passera dans une ville inspirée de Miami, les personnages principaux feront penser à Bonnie et Clyde mais ce qui a fait surtout verser plein d’encre, c’est que l’un des personnages principaux sera une femme, ce qui n’était jamais arrivé dans les autres volets de la série. Cette nouvelle n’a pas manqué de susciter de vives réactions chez une part des joueurs qui y ont vu une allégeance à l’idéologie féministe et woke. L’argument principal étant qu’un homme ne peut pas s’identifier à une femme. Ces réactions soulèvent une question intéressante : doit-on pouvoir s’identifier au personnage que l’on joue ?

L’identification dans l’art, une approche mimétique

Caspar David Friedrich, Femme à la fenêtre, 1822

Dans l’art, il est souvent admis qu’un personnage vu de dos sert de réceptacle pour le spectateur, un moyen d’entrer dans l’image. Cela revient à ménager un espace particulier pour que celui qui regarde puisse quitter sa position de voyeuriste. Par le biais de ce dos, le spectateur s’identifie à celui qui regarde la scène de manière diégétique. Cette conception est dépendante de la mimesis, une des particularités de l’art occidental (on ne le retrouve pas au Japon par exemple). L’art mimétique vise à montrer des personnages dont on se sent assez proche pour qu’ils nous transmettent des émotions telles que la douleur, la joie, la peine… or un personnage de dos constitue, pour le spectateur, un point de repère sur lequel baser son attitude. Bien sûr, tous les personnages de dos ne constituent pas une porte d’entrée. Dans la peinture, on peut par exemple citer Le Bain turc, d’Ingres (1863) où l’association avec la joueuse de luth est contrecarrée par la forme en tondo qui donne l’impression d’espionner par un trou de serrure et le caractère évanescent des couleurs. Les jeux-vidéos, comme certains films, utilisent la vue subjective (dans un jeu, on parlera de FPS ou de FPA) pour nous faire entrer dans la peau d’un personnage. Pour donner un exemple parlant, dans le film Halloween : La Nuit des masques (1978) de Carpenter, la première scène nous fait voir à travers les yeux du jeune Michael Myers son premier meurtre. De cette manière, le spectateur a l’impression de faire partie du crime, d’en être un acteur. La scène n’est pas très violente en soi, comparée à d’autres slasher movies, mais le parti pris de nous mettre dans une position de plus en plus dérangeante renforce l’horreur qui s’en dégage. En effet, d’abord simple piéton, le personnage que la caméra suit devient ensuite un voyeur puis un inquiétant personnage masqué avant de finir en meurtrier. Bien utilisée, la vue subjective peut permettre une identification du spectateur/joueur au personnage, voire forcer cette assimilation dans le but d’en faire quelque chose de gênant. Le genre horrifique n’est bien évidemment pas le seul à utiliser de tels procédés et on les retrouve dans la peinture de paysage, certaines scènes de genre, ou encore les found footages. L’identification par le dos ou la vue peut souligner une impression de grandeur, voire de gigantisme, la valeur de l’action du personnage, la non-compréhension et d’autres éléments.

Dans le genre littéraire, l’identification relève de ce que l’on appelle l’illusion romanesque. Celle-ci vise à faire tenir l’action et les personnages fictifs pour véritables. Dans son ouvrage intitulé Le Roman épistolaire (2007), Cédric Calas explique que « Le roman cherche à s’approprier des éléments qui appartiennent à l’univers de la réalité, éléments qui fassent signe de réalité. L’artifice est de faire croire que les lettres émanent de personnes réelles, ayant vécu et écrit, et non du romancier. » (Chapitre 3). Pour arriver à ce but, l’auteur peut faire de nombreux choix qui vont avoir un impact sur l’identification que va ressentir le lecteur pour un ou plusieurs personnages ( la focalisation, le narrateur, l’utilisation du discours indirect libre…). La littérature permet de mettre en évidence que ce n’est pas toujours au personnage principal que l’on s’identifie le plus, mais il arrive parfois que l’attachement du lecteur aille à l’antagoniste; ce qui pousse certains théoriciens du roman à expliquer que c’est principalement l’antagoniste qui porte l’action. Le genre romanesque a beaucoup joué sur l’ambiguïté que peut apporter l’identification. Aussi, La Mort est mon métier (1952) de Robert Merle se présente comme l’autobiographie fictive de Rudolf Lang (un alter-égo de Rudolf Hoess) retraçant sa vie, depuis son enfance malheureuse dans une famille écrasée par la présence d’un père violent, jusqu’à son arrestation par les Alliés à la fin de la 2nde Guerre mondiale, en passant par son incorporation dans le parti nazi et son ascension en son sein. Le roman a été fait en se basant sur les interrogatoires psychologiques de l’ancien chef de Auschwitz-Birkenau et dresse une reconstitution plus que convaincante de la création des camps d’extermination. Seulement, voilà, le lecteur s’identifie à ce personnage, pourtant un monstre, responsable de la mort d’environ 1 100 000 déportés. On est révolté par la rigueur du père, distant mais dont l’aura est toujours présente, on comprend ce que peut représenter l’arrivée dans le Parti, vécue comme une libération, et même la tristesse que le personnage ressent quand sa femme devient folle de rage lorsqu’elle comprend ce que fait vraiment son époux. En soi, le roman utilise une forme très banale : le schéma stendhalien aussi appelé le rise and fall dans la littérature américaine. On s’apitoie sur le sort malheureux d’un enfant avant de se réjouir de son élévation au sein d’une société cruelle et injuste, puis on assiste à l’inexorable chute de ce « héros », rattrapé par les conséquences de ses actions et par la morale. Ici, n’ont été abordées que les principales méthodes d’identification, mais il en existe beaucoup d’autres très intéressantes mais que le manque de place empêche de développer.

Pour en revenir à G.T.A. VI, face à la levée de bouclier contre un personnage féminin, certains ont alors prétendu que l’identification n’existerait pas et qu’il s’agirait en fait d’une construction culturelle. Si la première position est ridicule, la seconde n’en est pas moins vraie pour autant. En effet, des chercheurs ont montré l’importance des neurones miroirs dans le processus d’apprentissage et de reproduction mimétique des expressions et des mouvements. Ces neurones particuliers ont été découverts par hasard en 1992 par Giacomo Rizzolatti et ont permis un grand bond en avant dans la compréhension du fonctionnement du cerveau. Ces fameux neurones ont la particularité de nous aider à comprendre les émotions des autres. Par exemple, il a été montré que si une personne affiche un visage triste, ceux qui l’observent seront tristes à leur tour, même si c’est dans une moindre mesure et pendant un lapse de temps réduit. Quel est le rapport avec les jeux-vidéos ? Lors d’une étude, il a été mis en évidence que les sujets ayant joué un personnage anti-social et violent avaient des réactions violentes durant une période qui a suivi le jeu-vidéo. Néanmoins, ce constat est à nuancer, d’abord parce que le comportement violent des joueurs n’allait pas bien loin, ensuite parce que ledit comportement ne durait pas, et enfin parce que les études qui traitent de la toxicité et de la violence des joueurs de jeux-vidéos s’accumulent, se démentent et se contredisent ! En tout cas, ce qui nous intéresse n’est pas le comportement violent à proprement parler mais le fait que le joueur ait tendance à se comporter comme le personnage qu’il joue. L’identification émotionnelle n’est pas un mythe infondé mais une réalité scientifique. Ce qui ressort de ces expériences, c’est aussi la faible durée des effets dans la vraie vie, c’est-à-dire que l’identification à un personnage virtuel n’est que très partielle et jouer un personnage féminin n’est pas impossible quand on est un homme; pas plus que jouer un homme quand on est une femme. La non entièreté de l’identification, qui consiste à ne prendre en compte que certains aspects du personnage1 pour se les approprier peut par contre poser la question de la limite de l’identification.

L’une des très rares images disponibles de G.T.A. VI

Les limites de l’identification ?

S’il existe de nombreux jeux dans lesquels l’identification joueur/personnage a lieu, elle est tout particulièrement visible dans les R.P.G.(role playing games) où le joueur a bien souvent la possibilité de créer son avatar ou de le personnaliser en cours de partie. Et ces possibilités sont parfaitement justifiées puisqu’il s’agit de jeux de rôles : on endosse la cape de notre personnage qui est un mélange de soi réel, de soi fantasmé et d’imagination. Dans la plupart des cas, la création de l’avatar va bien au-delà du simple choix cosmétique. Par exemple, dans The Elder Scrolls V : Skyrim (2011), dès le début, le joueur, en plus de choisir la couleur de peau, les tatouages, la couleur des cheveux et des yeux de son personnage, sélectionne une race, chacune ayant ses caractéristiques uniques et pouvant avoir des répercussions dans le jeu. Aussi, choisir la race des Orsimer (Orcs) permet de gagner plus rapidement la confiance des bastions de réfugiés orcs. On peut définir l’avatar comme une « altérité semblable », le joueur injecte du sien pour le créer et, en retour l’amas de pixel prend vie et on se met à agir comme il le ferait dans son monde. Cette spécificité se retrouve dans les jeux de rôles papier où selon les choix de début de partie, les joueurs s’amusent à moduler leur voix, leur vocabulaire, voire leurs mimiques pour les adapter à leur personnage et au contexte de jeu. Cet avatar est une altérité en cela qu’il se différencie de son créateur, qu’il vit au travers d’aventures qui lui sont propres. Quand on crée son propre personnage, le phénomène d’identification n’en est que renforcé sans que cela soit que l’unique critère. Le joueur peut s’identifier à Kratos par le biais de sa colère ou à Styx via son humour noir, deux traits qui les rendent très humains même si, physiquement ils sont on ne peut plus opposés au commun des mortels. L’identification ne peut être que partielle quand bien même on serait amené à créer un personnage qui nous ressemblerait trait pour trait, tant physiquement que psychologiquement car l’avatar évolue toujours dans un cadre fictif et est amené à exécuter des actions qui ne sauraient être transposables dans le monde réel. En tant que héros, notre personnage est appelé à se placer dans le domaine de l’épique, bien loin de la réalité. Pour revenir à l’idée d’une identification parfaite entre le joueur et le personnage à son image, on peut souligner que de nombreux joueurs jouent sur l’imaginaire pour se « libérer » de la réalité et s’amusent à inventer des personnages farfelus, grotesques, décalés, trop sérieux… Le personnage est toujours un mélange de ça et de surmoi, pour réutiliser les termes de Freud. C’est-à-dire qu’il est un mélange d’informulé, de réprimé et d’aspiration à quelque chose de meilleur. Un savant mélange de refoulé et d’envie rendu possible par le cadre de fiction assumée : tout ce qui y existe est reconnu comme y appartenant et non transposable dans le monde réel. Pour terminer avec le notion d’avatar, on peut se pencher sur l’étymologie de ce mot. Issu du sanskrit, la langue sacrée des hindous, le mot avatāra désigne avant tout la descente d’un dieu sur terre. Ce sens premier met en évidence l’inégalité intrinsèque entre le joueur et son incarnation pixelisée : l’un est le créateur, supérieur, l’autre, n’est qu’un véhicule, une forme passagère.

une des cinématiques de mort de Styx

Aussi, l’identification n’est toujours que partielle, et peut-être n’est-ce pas plus mal, sinon on pourrait en venir à déprimer du morne monde réel (une pensée à Emma Bovary et Don Quichotte). Toutefois, l’identification partielle a également ses propres problèmes. En effet, pour que les joueurs puissent s’identifier un minimum, les développeurs et les distributeurs tentent, par tous les moyens, de montrer dans leurs jeux, des personnages susceptibles de convoquer un minimum d’empathie. Aussi a-t-on vu des personnages charismatiques, sombres ou solaires, à la destinée tragique ou glorieuse de toutes parts sur nos écrans. Autant de modèles auxquels on peut s’identifier. Ces modèles peuvent être rapprochés de l’idéal artistique du monde gréco-latin classique : une beauté froide, hors du temps. En effet, l’écrasante majorité des modèles auxquels on nous propose de nous identifier sont montrés dans leur paroxysme. Il peut s’agir d’un sommet de vertu, d’habileté, de charisme, mais il est très rare de voir le personnage devenir peu à peu faible et terne. Par exemple, quand dans Final Fantasy VII (1997) Séphiroth assassine Aeris, la mise en scène fait tout pour mettre en avant les caractères des deux personnages, la force et le sang froid de Séphiroth face à la pureté et la gentillesse d’Aeris. Celle-ci se recueille, les yeux fermés, dans une attitude de prière, trop bonne pour se douter que Séphiroth est quelque part armé de son très long sabre. Ce dernier se laisse alors tomber dans une cascade de noir et de gris dans un parfait silence pour transpercer la jeune fille. L’identification à un personnage passe par de nombreux aspects mais dans bien des cas, l’envie de lui ressembler est très forte. Cette volonté de ressemblance se retrouve par exemple dans les déguisements que l’on peut voir dans les conventions, dans lesquelles certains amateurs arborent fièrement une reproduction de leur avatar. Même un personnage fondamentalement mauvais peut devenir un modèle, de par son charisme (par exemple Séphiroth avec son arme emblématique, ses longs cheveux argentés, son grand manteau noir), sa vertu ou son caractère. On peut d’ailleurs remarquer que nombre d’antagonistes sont pensés pour être marquant : ils brillent par leur obscurité. Cela se voit dans la mise en scène, et il n’est pas rare que de tels personnages soient utilisés pour la promotion d’un jeu : Vaas est présent sur la jaquette du jeu Far Cry 3 (2012) et a bénéficié d’une mini web-série pour le mettre en avant, Alduin a profité d’une statuette de grande taille pour la version deluxe de Skyrim (2011). Néanmoins, l’identification est très limitée et se contente généralement d’une forme d’admiration. Cette identification est d’autant plus limitée que le bien finit presque toujours par l’emporter et l’antagoniste, tout charismatique qu’il est, finit par être battu. Ceci peut poser la question des modèles qui nous sont proposés, souvent enchainés à une certaine forme de morale où, à la façon des films de gangsters, la justice finit par triompher et le mal est battu.

L’identification à ce que l’on pourrait appeler vulgairement les « méchants » est donc très limitée; mais qu’en est-il des « gentils » ? Hé bien, ce n’est pas toujours très reluisant ! Dans la majorité des J-RPG, le personnage principal est vide, seulement mu par deux ou trois idées principales auxquelles on peut globalement s’identifier. Ce procédé est pensé pour que le joueur puisse déposer dans cette coquille ce qu’il veut et faire sien le personnage. La série Kingdom Hearts montre une opposition entre deux anciens amis, Sora et Riku. Le premier, jouable dans tous les opus (lui-même ou une de ses réincarnations) est seulement défini par l’amitié qui le lie à Mickey, Donald et Dingo, l’amour qu’il voue pour Kairi, la volonté de ramener Riku sur le chemin de la lumière et le sens du sacrifice… c’est relativement peu et vague. De même pour les acolytes du personnage principal, ils sont souvent grossiers et stéréotypés. On y retrouve souvent le grand bavard blagueur, la garçon manquée, celui qui est très sérieux, le crac en informatique, la jeune fille qui s’émerveille devant tout, le traitre … Cela n’empêche bien sûr pas d’éprouver de la sympathie à leur égard mais rien de très fort. Il faut parfois se pencher sur des jeux-vidéos moins grand public pour trouver des personnalités plus complexes et des personnages plus ambigus (ce qui n’empêchent pas de plus en plus de jeux AAA de penser des personnages riches). Une autre option de facilité pour forcer l’identification du joueur à son avatar est de réduire au minimum la présence de ce dernier dans l’espace de jeu. Dans les FPS (First Person Shoots) le personnage joué se réduit à une ombre, parfois des jambes et une arme dans le coin inférieur droit. Dans les jeux à vue objective, le personnage se résume à un dos. Dans certains cas, le personnage peut souffler lorsqu’on court trop longtemps, qu’on attaque ou qu’on est blessé : une rare présence pour souligner l’absence. Dans les deux premiers Far Cry, on incarne des mercenaires mutiques, sans passé, seulement définis par la maladie et la l’addiction à de diverses drogues. Il faut attendre le troisième opus pour que le personnage jouable ait un semblant d’histoire et des interactions vocales avec les autres personnages et son environnement. Il en va de même pour Link de Legend of Zelda dont le mutisme légendaire est uniquement brisé par des exclamations lors d’actions. Peut-on conclure que l’identification est une chose surfaite dont on peut se passer ?

Identification et immersion

Avant de définitivement jeter à la poubelle l’identification dans le domaine vidéoludique, il faut se poser la question de ce concept en regard avec l’immersion. Aujourd’hui, la plupart des jeux mettent en avant l’immersion, comme une sorte de saint Graal. Pour l’immersion, il est nécessaire que les joueurs puissent s’identifier aux personnages sinon ils ne peuvent pas vraiment « vivre » l’histoire et l’aventure. S’identifier apparaît comme un défi à surmonter; le reproche : »je n’ai pas réussi à rentrer dans le jeu » pouvant être particulièrement destructeur quant à l’image d’un jeu. La base de l’identification est la capacité de mouvoir son avatar dans l’espace de jeu. L’identification, et par extension l’immersion, passent en grande partie par le phénomène d’action/réaction qui régit la diégèse du jeu. Aussi, pousser le pad analogique fait avancer le personnage dans la direction indiquée par le joueur. Cela paraît tout bête, mais une bonne réaction aux commandes semble être la base de l’identification. Pourrait-on s’identifier à un personnage qui répond de manière anarchique aux ordres donnés par le joueur ? Cette bonne réaction peut être qualifiée par le temps de réponse et la fiabilité de la réponse. Il est impensable de s’identifier à un personnage qui, au lieu de sauter rapidement, s’agenouille lentement : la sympathie laisse rapidement place à un énervement dont il est difficile de se débarrasser. Si l’immersion est en permanence brisée, il est impossible de ressentir quoi que ce soit pour les personnages car chaque défaut technique nous rappelle que nous ne sommes pas au cœur d’un jeu mais face à un jeu, la différence est très importante. L’identification, tout autant que l’immersion passe en grande partie par la capacité de faire oublier qu’il s’agit en fait d’une interface, il doit se faire transparent, se faire oublier pour nous plonger au cœur de ce qu’il propose. Dans un jeu qui propose un avatar, il semble impossible de penser une immersion sans identification aux personnages et vice versa.

Bien souvent, l’identification ne s’applique pas uniquement au personnage en tant que tel, mais au personnage au sein de son univers vidéoludique. C’est face au danger ou à une situation pressante que l’identification et l’immersion sont les plus présentes : on a peur en même temps que notre personnage, il réagit comme nous réagirions. Pour forcer cette identification, des studios ont pensé à laisser un temps limité face à une situation dramatique pour que le joueur prenne une décision (quitte à la regretter plus tard) dans l’urgence. Dans les jeux, la plupart des QTE (actions circonstancielles) sont chronométrées, mais c’est dans les productions du studio Telltales que cette pression est la plus présente. Le joueur doit faire des choix drastiques dans un minimum de temps ce qui pousse à agir de manière instinctive, parfois déraisonnée. Dans cette précipitation, l’identification entre le joueur et son personnage est poussée à son apex puisque la disposition mentale du joueur devient celle de son avatar. Les jeux d’horreur jouent beaucoup sur des situations extrêmes pour créer une urgence dans l’action, forcer le joueur à agir instinctivement. Mais il n’y a pas que l’horreur qui use de telles mécaniques ! Les jeux volontairement difficiles, et en particulier les soulslike tirent parti des nombreux échecs du joueur et de la frustration qui en découle pour faire de chaque victoire une récompense méritée. Face à la mort, le joueur peut ressentir intimement l’effort de son personnage pour surmonter les épreuves. Cette identification peut parfois passer par les vibrations de la manette lors de coups reçus pour que l’effort mental se mêle à une sensation physique. Dans les soulslike, le partage de l’effort, de la frustration puis ensuite de la jouissance de la victoire compense l’absence totale de personnalité de l’avatar.

Le poids des interactions est tout particulièrement fort dans The Last of Us Part II. Le jeu se base sur une histoire de vengeance qui alimente le thème principal : la haine. Pourtant, le joueur fait une partie du jeu dans la peau d’Abby, la femme qui a tué le protecteur d’Ellie. Par ce changement de focalisation, le joueur peut comprendre ce qui a mené l’antagoniste à ce meurtre: elle-même est orpheline suite à la fusillade qui clôt le premier volet. Cette fameuse fusillade étant déclenchée par … Ellie, et son protecteur Joël. On entre alors dans une boucle sans fin de violence et de représailles sanglantes qui ne peuvent se terminer que par la mort de tous les personnages, ou par un pardon mutuel. Le jeu fait d’ailleurs comprendre que la vengeance ne mène nulle part et les personnages doivent se remettre en question. Le jeu insiste sur le fait que ni Ellie, ni Abby ne sont fondamentalement mauvaises ou bonnes : elles essayent de survivre dans un monde impitoyable dans lequel les amis, les amoureux, les protecteurs, sont extrêmement rares. L’identification ne fonctionne donc pas forcément sur des critères physiques ou moraux mais sur une compréhension en profondeur des sentiments de chacun pour sortir d’un manichéisme piégeur. Ubisoft a aussi exploré cette veine avec la saga Assassin’s Creed qui, loin de simplement opposer les assassins et les templiers en fait deux visions différentes sur le genre humain mais partageant un but identique. A plusieurs reprises, le joueur est amené à jouer un templier, pourtant ennemi des personnages principaux. Une autre mécanique intéressante est les confidences. Quand on parvient à blesser mortellement un templier, il est possible de s’approcher et d’écouter ses dernières paroles, ce qui nous fait bien souvent repenser le bien-fondé de notre action. Dans une époque où l’analyse est omniprésente, il apparait comme vital que l’émotion ne soit pas le seul moteur de l’identification : il faut aussi la compréhension des passions et des motifs. Quitter le noir et blanc pour s’enfoncer toujours plus dans la grisaille de la pensée humaine.

Fin de partie : Ellie pardonne à Abby

L’identification compréhensive peut aboutir à ce que les Grecs anciens appelaient la catharsis. Cette dernière repose sur une certaine identification via des sentiments forts (la colère, le désespoir…). Le but est de représenter dans un cadre fictif, la scène de théâtre, des sentiments violents pour que le spectateur puisse les purger par le biais des personnages sur scène. L’idée est de montrer toute la violente destructrice de ceux qui ne sont guidés que par leurs passions pour que le public « s’échauffe » avant de se calmer quand les personnages sont punis pour leur hubris. Ainsi, toutes les passions suscitées par les personnages fictifs ne quittent pas le lieu du théâtre. A la fin de la pièce, les spectateurs repartent tranquillement, sans violence en eux, prêts à retourner dans la cité pour se comporter en citoyen. D’autres auteurs, plus récents, tels que Brecht, prônent une une catharsis incomplète : l’objectif est de montrer au spectateur les inégalités du monde, de créer des passions violentes mais de ne pas les purger. Aussi, la scène de théâtre sert de lieu de répétition pour les spectateurs qui doivent reproduire dans le vrai monde la révolution qu’ils ont vue. Dans les deux cas, l’identification est très importante car elle doit permettre de purger ou au contraire d’attiser les passions des spectateurs. Certains jeux-vidéos utilisent ces principes : soit calmer les joueurs de l’excitation de la partie, soit l’énerver en lui montrant ce qui inacceptable. Dans Final Fantasy VII, l’action montrée comme juste est portée par un groupe d’écoterroristes face à une corporation qui représente tous les travers du capitalisme poussé à l’extrême. Le jeu nous fait ressentir la frustration et l’injustice en nous faisant parcourir différents niveaux qui alternent entre les bidonvilles sans lumière des niveaux inférieurs de la ville et l’opulence outrancière de la ville haute. Sans identification, il serait impossible de concevoir la portée critique voire révolutionnaire de ce jeu et de bien d’autres. L’identification permet de concevoir l’action des personnages principaux comme juste et nécessaire et celle des antagonistes comme profondément malsaine.

conclusion

L’identification n’est pas quelque chose allant de soi, elle découle d’une longue tradition artistique mimétique occidentale. L’identification n’est pas toujours flagrante mais il semble impossible de s’en passer totalement. Faire une croix dessus, ce serait rendre visible le jeu en tant que jeu et briser l’immersion. Contrairement à ce que les détracteurs du nouveau G.T.A. pensent, l’identification n’est pas une question de genre mais de compréhension. Dans la série God of War, on incarne Kratos tueur des dieux de l’Olympe et de nombreuses autres divinités. Le personnage a tout pour être antipathique mais son évolution au cours des épisodes et sa colère justifiée qui le ronge parviennent à nous faire comprendre qu’il n’est pas seulement un bloc de muscles et possède une véritable intériorité. D’ailleurs, le reproche des joueurs de G.T.A. peut être retourné contre eux : se sentent-ils proches des mafieux arrivistes, tueurs sanguinaires et autres cocaïnomanes que propose la série ? C’est au fur et à mesure de l’aventure que le joueur développe une empathie compréhensive vis-à-vis de son personnage. L’identification est quelque chose qui se forge. Forgeage qui passe en grande partie par la mise en scène : montrer les ambitions, le passé, l’évolution. Il faut parvenir à peser les personnages autrement que comme des modèles ou bien le jeu-vidéo risque, encore et toujours, d’être accusé d’immoralité après des tueries de masse. D’une certaine manière, s’identifier à un personnage, c’est reconnaître que l’on est pris dans le jeu et c’est un constat qui peut être important à faire pour décortiquer les nombreuses tactiques qu’ont utilisées les développeurs. Par le biais de l’identification, le joueur prend conscience que c’est lui et ses choix qui vont forger la trame du jeu.


1: Et, à ma connaissance, le genre et le sexe du personnage jouable n’entrent pas dans les caractéristiques assimilables.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s