Hors-série : Cyberpunk : Edgerunners; l’hubris chromé (1/2)

« Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors d’usage. » (in Neuromancien, William Gibson, 1984)

Est-il vraiment nécessaire de se pencher sur le jeu Cyberpunk : 2077 (2020), sur l’attente des dizaines de milliers de joueurs impatients, leur déception, les nombreuses mises à jour pour le rendre fluide ? Non, de toute évidence, tout a été dit sur le sujet, aussi bien par les détracteurs du jeu que par ses admirateurs. Tout a été disséqué, analysé, catalogué à tel point qu’un article de plus ne servirait à rien d’autre qu’à faire de la redite (et aussi parce que je n’ai toujours pas joué au jeu…). En revanche, le domaine de la série qui a été tirée du jeu semble étonnamment vierge : au mieux quelques articles succins, une poignée de vidéos mais guère plus. D’autant plus étonnant que la série est très bonne, quel que soit le point de vue, que ce soit le fond ou la forme. Bon. Faisons rapidement les présentations. Voici donc Cyberpunk : Edgerunners, série préquelle tirée d’un jeu développé par CD Project Red (la trilogie The Witcher) réalisée par le studio japonais Trigger (Kill la Kill, Promare) dirigé par Hiroyuki Imaishi (animateur clé de deux épisodes de Neon Genesis Evangelion). On doit la musique à Akira Yamaoka qui a composé pour les jeux Silent Hill, entre autres, et le générique est signé Franz Ferdinand, groupe phare du rock actuel, excusez du peu. Tout cela fait un bon potentiel, mais est-ce que ça fait une bonne série ? Oui, alors que, pourtant, elle n’innove pas tellement ; mais ce qu’elle fait, elle le fait magnifiquement bien.

Le groupe de Maine : Dorio, Maine, Lucy, David, Pilar, Rebecca et Kiwi

Une tragédie stendhalienne poussée au maximum par un univers dystopique

La série est courte : toute l’histoire tient en 10 épisodes de 25 minutes chacun. Au cours de ces 10 épisodes, on suit les aventures de David Martinez et du groupe de mercenaires qu’il intègre. Le parcours suivi coche toutes les cases du schéma stendhalien (ou rise and fall) : une mère aimante qui sacrifie tout ce qu’elle a pour que son fils ait une bonne éducation, la mort tragique de ce mentor mental, le rejet de la société montrée comme hypocrite, relation amoureuse qui donne de nouveaux espoirs qui disparaissent en même temps que le personnage. Dans la série, c’est un chouïa plus compliqué et rocambolesque mais l’idée y est. La série peut être découpée en 5 actes : exposition (ép.1), élément perturbateur (ép.2), péripéties (ép.3-7), apogée de la tension (ép.8-9), dénouement/épiphanie (ép.10). Le découpage, tout autant que le vocable utilisé, renvoie à la dramaturgie tragique grecque. Pourtant, cette trajectoire antique rencontre le vocabulaire moderne des films de gangsters des années 1970-2000, avant de finalement percuter le nihilisme virulent du cyberpunk. Tout un tas de références dont il faudra porter le poids tout en évitant les redites. Le caractère grec s’illustre dans la conception scénaristique mais aussi dans la fin (dont nous reparlerons plus bas), les films de gangsters trouvent leur écho dans la violence crue à l’écran, où mourir est chose si facile mais également dans la description de la société, dirigée par les mafieux et les corrompus, et le cyberpunk fait office de base esthétique pour les habits, les armes, les implants cybernétiques…La tragédie antique implique un péché d’orgueil : l’hubris, et c’est justement ce que commet David. Témoin de la mort injuste de sa mère, il se détourne de l’avenir qu’elle voulait pour lui, pour grimper les échelons de la société à sa propre manière : en devenant un mercenaire au service des grandes corporations. Mais, au fur et à mesure que l’intrigue se développe, il devient évident que David ne se contentera pas du rôle de chien des ultra-riches, il veut se venger de la société qu’il subit. Pourtant, David n’est pas le seul à commettre un hubris, presque tous les personnages le font, qu’il s’agisse de Faraday1, le fixeur mafieux au service de la firme Arasaka qui a (littéralement) les yeux plus gros que le ventre, de Maine, qui se pense être assez fort pour ne pas finir fou malgré les trop nombreux implants de son corps cybernétique, de Lucy qui rêve d’aller sur la Lune pour fuir le monde. Tous ces personnages finiront par payer leur orgueil démesuré : Faraday meurt alors qu’il est sur le point de réussir, Maine sombre dans la cyberpsychose, une folie meurtrière et Lucy ne peut aller sur la Lune que grâce au sacrifice de David qu’elle aimait. La folie de l’hubris atteint son sommet dans les deux derniers épisodes dans lesquels David greffe à son corps un exosquelette qui lui donne de nombreux pouvoirs, dont celui de contrôler la gravité. Plus les épisodes défilent et plus les cadavres s’empilent, plus les explosions sont nombreuses pour se conclure par une gigantesque bataille qui oppose les survivants du groupe de David aux miliciens de Militech, puis d’Arasaka, au MaxTac (unité d’élite de la police spécialisée dans la neutralisation de cyberpsychopathes) avant de se conclure par un face à face avec Adam Smasher, le cyberhumain le plus puissant. D’ailleurs, parlons-en, de Smasher. Son arrivée met fin au désordre de l’hubris de David, il tue ce dernier et Rebecca et pousse Lucy et Falco à la fuite. Son rôle est comparable en tout point à celui d’un dieu dans une tragédie antique : on en entend d’abord parler, comme d’une menace vague, puis il apparaît soudainement pour tuer ou punir et rétablir l’ordre que l’hubris avait remis en cause. Smasher est un véritable dieu nihiliste qui met un terme à la folie, même le cybersquelette de David n’est d’aucun secours. David mort et Lucy exilée, rien ne subsiste (sinon un souvenir) de cette course effrénée contre le monde. Du point de vue strictement graphique, l’hubris se traduit par un repli sur soi (diminution du nombre de personnages nommés et de figurants, allant jusqu’à montrer la ville quasiment vide à la fin) et un rétrécissement de la palette des couleurs pour se concentrer sur les néons et le noir/blanc.

Adam Smasher

Cependant, les personnages ne sont pas les seuls à faire preuve d’hubris, c’est l’ensemble de la société qui en est un. Le genre cyberpunk excelle à nous montrer des dystopies impitoyables où règne la loi du plus fort ou du plus riche. Le genre agit en fait comme extension de la société actuelle mais en la radicalisant pour lui donner une valeur de cri d’alarme : qui peut actuellement nier que les GAFAM prennent une place si importante qu’ils outrepassent les lois et les frontières des Etats pour imposer leurs propres règles ? Les milliardaires actuels dont les fortunes paraissent sans limites qui peuvent se permettre tous les caprices (comme racheter Twitter, par exemple). Ces mêmes milliardaires qui prônent la technologie à tout prix seront peut-être les futurs fondateurs d’Arasaka ou de Militech… Le monde cyberpunk pousse à l’extrême les contradictions de notre monde pour en faire un sujet vital. Aussi, dans la série de Trigger, on oscille en permanence entre un individualisme extrême qui tourne presque au culte de la personnalité et un communautarisme qui n’est pas sans rappeler les totalitarismes. En effet, les nouvelles technologies permettent de devenir qui l’on veut, de ressembler à ce que l’on veut mais dans les limites imposées par les méga-corporations. Parce qu’il se rebelle, David devient une star des edgerunners, au point d’avoir des fans qui veulent rejoindre son équipe. De même, Smasher est montré comme la limite à ne pas dépasser, le rêve de tous les humains augmentés : être le plus fort. Il est craint et vénéré. Cet hyper individualisme se traduit entre autres par la recherche esthétique qui équivaut à une affirmation de soi. A qui le corps le plus modifié, à qui le tout nouvel implant, à qui les vêtements les plus excentriques. Pourtant, cette exhibition du moi est puissamment contrebalancée par un communautarisme excessif : personne n’a le droit de sortir de sa caste au risque de déchainer sur lui les foudres de la société toute entière. L’individu est broyé par la communauté à laquelle il faut savoir sacrifier ses intérêts propres comme le montre Tanaka quand il refuse de poursuivre David malgré le fait que ce dernier ait frappé son fils : David est devenu un cobaye pour Arasaka, ce qui prime sur les valeurs familiales. De prime abord, on peut penser qu’une telle opposition entre deux extrêmes n’est pas viable… et pourtant ! Déjà dans ses deux œuvres phares que sont La Ferme des animaux (1946) et 1984 (1948), George Orwell mettait en avant une telle cohabitation : la figure d’un chef tout puissant qui inspire crainte et respect, l’existence de rebelles (réels ou fictifs) et de l’autre côté, le sacrifice de tout un chacun pour le groupe dont on sait qu’on fait partie et dont on a peur de se faire exclure. Cette apparente opposition n’a rien de fantastique, elle existe déjà dans notre monde actuel, les réseaux sociaux sanctifient la figure du moi et sa mise en scène dans la vie de tous les jours afin d’en faire un modèle pour tous (un modèle de réussite sociale, financière, de bonheur etc.…) tout en cherchant à nous caser dans les limites d’un groupe préconçu auquel il faut adhérer de toutes ses forces. La grande utopie des premières années d’internet, rassembler tous les Hommes et leur permettre d’accéder à l’information, le divertissement, la culture, a tendance à se transformer en splinternet, c’est-à-dire en factions au sein desquelles on évolue, par lesquelles on se définit et qui nous dictent ce que l’on doit faire, croire, adorer et abhorrer. Ainsi, dans Cyberpunk : Edgerunners, le monde se divise en trois factions : les corpos, le bas peuple et les cyberpunks. Les premiers dominent et dictent la voie à suivre, les seconds obéissent docilement, les troisièmes tentent d’exister. Pour finir cette sous-partie, j’aimerais illustrer mon idée avec un autre jeu, lui aussi cyberpunk, présentant la même antinomie sociale : Watch Dogs Legion (2020). Dans l’une des bandes-annonces, un chauffeur de taxi fait un monologue qui met en exergue la répression de l’individu par la société totalitaire, individu forcé à être violent pour exister. Or, ce texte ne vient pas d’Ubisoft, développeur du jeu, mais d’un pasteur qui dénonçait la lâcheté de chaque individu qui a accepté de se taire pour ne pas subir la colère du groupe (le texte d’origine est ici). Pour s’opposer à une telle société, il faut des punks, des oubliés de la société, de purs nihilistes qui rejettent tout et qui n’ont rien à perdre et tout à gagner. Les méga-corporations divisent pour régner et de cette division nait une petite frange d’individus laissés pour compte et prête à tout pour briller, même à mourir. Ce sont ces individus hors-normes (dans tous les sens du terme) qui sont les plus à même de résister, les autres étant trop engourdis, comme dans la fable de la grenouille.

Un groupe de cyberpunks ultra-modifié

L’univers impitoyable de la série tient aussi du fait qu’il est constitué de deux pôles que tout oppose et qui sont pourtant intrinsèquement complémentaires : les hautes tours et les rues. Tout en fait des adversaires forcés de coopérer. Tout d’abord, les deux espaces se différencient par leur structuration qui n’est pas sans rappeler les deux espaces de la ville dans la série Arcane : d’un côté, on a des hautes tours où travaille l’élite de la ville, gardées par des miliciens de sociétés privées, où se concentre et se construit la fine fleur de la technologie cyberpunk; de l’autre, la rue, violente, sale, où les armes et les implants plus ou moins légaux circulent sans réelle restriction. En haut, les corpos, pleins d’hypocrisie, habillés et travaillant à la façon des salarymen, en bas;m les punks, les rebus, les ultras modifiés. Le monde du bas n’est pas élitiste et ne reconnaît la valeur des gens que par leurs actions choquantes, il est par exemple dit qu’on ne se souvient des edgerunners qu’à la façon dont ils meurent. Dans ce cosmos violent, on ne se soucie guère d’où viennent les gens, du moment qu’ils savent se rendre utiles. Aussi trouve-t-on David, anciennement élève de la prestigieuse école Arasaka, Lucy, une évadée des expériences sur enfants qu’a menées la même Arasaka et le doc’, un personnage inquiétant qui sait opérer les gens pour en remplacer les membres par des implants cybernétiques. On pourrait faire tout un article sur la façon dont ces deux espaces sont construits en opposition permanente. Néanmoins, il est aussi très intéressant de constater que haut et bas font plus que coexister : à la manière d’une symbiose répugnante, les deux ont en permanence besoin l’un de l’autre. Pour les corporations, les gangs des rues servent de cobayes pour leurs expériences (le sandevistan et le cybersquelette pour David par exemple), mais également de bras armés peu chers, de chiens de la casse pour des missions suicides. Par le biais de fixeurs comme Faraday, les « grands » utilisent les edgerunners (des mercenaires cybernétiques, par exemple le groupe de Maine) pour mener des missions casse-cou dont ils peuvent nier l’implication en cas d’échec. Pour les gangs de rue, le meilleur moyen de survivre est de réussir à se placer sous la protection d’une corporation qui les paye, leur donne une raison de vivre et des doses d’adrénaline régulières. Cette coopération est forcée, inutile de le nier, les deux mondes se détestent et les cadavres s’empilent rapidement quand les employeurs ne sont pas satisfaits du résultat. De leur côté, on comprend qu’en cas de problème, les fixeurs sont les premiers à faire les frais du litige, qu’il s’agisse de la part des corpo ou des edgerunners. En soi, une telle opposition n’est pas novatrice. En effet, dans le Neuromancien (1984), roman de William Gibson fondateur du cyberpunk, le personnage principal, un hackeur au service de grandes firmes s’est vu injecter un virus qui l’empêche de se connecter à internet quand il a enfreint les règles fixées par son employeur. Si les grands patrons se distinguent par une décadence morale comme l’illustrent les drogues et les vidéos de massacres récupérées sur les cyberpsychopates; en bas, c’est le règne de la prothèse et de la modification : Pilar se paye très cher de nouvelles mains dont la principale caractéristique est… d’être dorées. C’est toujours Pilar qui se fait tuer par un cyberpsychopate dont même le sexe est un implant. Le monde cyberpunk est pourri, mais pas de la même façon partout : excès de luxe ou débauche d’apparence. Finalement, l’homme reste un homme. Le monde des tours est une dystopie ultra-libérale où l’argent n’a pas d’odeur tandis que celui des rues est une perversion du rêve américain : tout le monde peut devenir cef qu’il veut à condition de n’être pas regardant sur les moyens.

Une série qui puise dans de nombreux mythes

La tour de Babel, Pieter Bruegel l’Ancien, 1563

Parmi les nombreux mythes convoqués au cours de la série, le plus évident est celui de la tour de Babel. Cette construction mythique de la Bible est un hubris. Racontée dans l’Ancien Testament, l’histoire de la tour de Babel est celle de la volonté des Hommes d’égaler Dieu. Tous les Hommes sont alors rassemblés sur un chantier gigantesque, et tout le monde se met à construire une tour qui doit dépasser les nuages et tutoyer le Ciel. Pour punir cet affront, Dieu détruit la tour et empêche les Hommes de se comprendre, les poussant à se rejeter mutuellement et à abandonner le chantier. Cette tour biblique n’est pas sans rappeler celle de la firme Arasaka qui parait être le plus haut bâtiment de Night City. Le gratte-ciel Arasaka est présenté comme la Babel de la corruption et de la discorde. Les personnages sont en permanence écrasés par ce terrible building. La tour oppose irrémédiablement ceux qui travaillent pour elle (salarymen, haut-gérants, miliciens…) et ceux qui sont écrasés par elle. En permanence, cette tour rappelle aux habitants de Night City qui dirige véritablement la ville. A la manière de milliers de petites fourmis, de nombreuses personnes travaillent pour cette tour qui n’a aucun égard pour eux, ils sont tous remplaçables. Cette remplaçabilité est visible à plusieurs moments, par exemple quand le père de Tanaka affirme qu’il faut savoir sacrifier ses intérêts personnels au profit de ceux de la firme, quand David est utilisé comme cobaye à son insu pour savoir si le nouvel implant développé par Arasaka, le sandevistan, est viable ou encore quand la cheffe dit à son bras droit qu’il doit porter la responsabilité de l’échec de la capture de David et qu’elle ne peut pas se permettre d’être éclaboussé par un scandale : personne n’est irremplaçable. D’ailleurs, David, au début, étudie à l’université Arasaka, très élitiste, destinée à forger (formater) les futurs employés de la Babel. David, à sa manière, arrivera au sommet de la tour à la fin de la série, mais pas de la manière que lui souhaitait sa mère : ivre de colère et au bord de la cyberpsychose à laquelle il finira par succomber, David se retrouve en haut de la tour pour sauver Lucy, tuer Faraday et massacrer le plus de gens possible. Toutefois, face à Adam Smasher, il doit reculer et chute sur le sol en contre bas : personne n’est en droit d’égaler les dieux PDG de la tour. La tour Arasaka n’est pas seulement un bâtiment monumental, c’est l’idéal du mode de vie, la norme de tous les corpos qui y travaillent. Elle empêche toute sortie du droit chemin au risque de finir tué en tant qu’exemple. Par exemple, quand la cheffe d’Arasaka soupçonne les fixeurs de trahison, Faraday se retrouve pris dans une fusillade dont il réchappe de peu ; le message est clair et Faraday cesse de travailler pour Millitech, le grand rival d’Arasaka. Au lieu d’unir les Hommes dans une quête métaphysique, la tour d’Arasaka les divise matériellement. Avec sa couleur noire et sa forme imposante, la tour Arasaka fait fortement penser à un autel démoniaque sur lequel serait sacrifiés les personnages, un à un, quand ils ne sont plus utiles à la firme. A la fin de la série, ce sont des dizaines, peut-être des centaines de personnes qui sont sacrifiées sur l’autel de l’utilitarisme et du matérialisme.

La hauteur vertigineuse, presque obscène, de la tour, permet d’invoquer un nouveau mythe : celui de Dédale et Icare. Issus des anciennes croyances grecques, Dédale et son fils Icare ont terminé une terrible besogne, construire le labyrinthe destiné à enfermer l’horrible fils du roi de Crête, le minotaure. Mais il y a un problème : pour avoir construit le dédale, les deux architectes en connaissent le chemin qui mène à la sortie et Dédale donne à Ariane la méthode qui permit à Thésée de ressortir du palais sans fin. Fou de colère, Minos enferme les deux architectes qui utilisent de fausses ailes, faites de plumes pour s’échapper en volant de leur prison. Icare, aveuglé par l’orgueuil, s’approche trop du Soleil et ses ailes brûlent. Il meurt en tombant dans la mer. Ce mythe rejoint d’une certaine manière, le schéma stendhalien, avec sa chute immanquable alors que l’on atteint l’apogée. Cette évolution n’est pas sans rappeler David qui chute pour avoir voulu trop tutoyer les maîtres de ce monde. La principale différence avec le mythe est que c’est Icare/David qui est enfermé dans le labyrinthe social, sans issue, condamné à errer parmi la multitude d’autres salarymen des grandes firmes. Les edgerunners représentent pour lui un moyen de surplomber, à son tour le monde qui l’opprimait. Sa liberté n’est que de courte durée mais elle lui a suffi pour briller de toutes ses forces, de rencontrer des amis, l’amour et lui permettre de mourir heureux. Ce mythe est assez discret dans la plus grande partie de la série mais elle devient très visible quand David s’équipe du cybersquelette et possède des modules d’antigravité, lui permettant de voler. Le mythe d’Icare semble parfait pour illustrer la manière dont la société normalisée cyberpunk écrase tout ce qui lui échappe, tout ce qui pourrait rester dans la postérité comme un acte de rébellion. Ce soleil autoproclamé ne saurait permettre que l’on s’approche de lui, tant sur le plan réel/physique, que sur le plan métaphysique. Il est clair (jeu de mot non voulu !) que vouloir se mesurer à la tour Arasaka ne peut que mal se finir. Comme le disent les paroles du générique d’ouverture « Burn, how I burn » [Je brûle, comme je brûle !], le feu qui habite David et sa volonté de se venger de la ville toute entière finit par se retourner contre lui pour le consumer. Ce mythe rejoint l’idée de l’hubris et de la tour de Babel précédemment développées : l’Homme cherche à s’élever au-delà de ce qui est « acceptable », au-delà de sa place dans le cosmos et il est puni pour cet affront. Si David reprend la figure d’Icare, on peut avancer que Lucy serait Dédale. Lui aussi s’envole de sa prison mais, garde les pieds sur terre, il ne se laisse pas aveugler par sa liberté nouvelle. Lucy, comme Dédale, peut profiter de la liberté mais a dû payer un prix très cher : celui de voir mourir un être aimé (un amoureux, un fils). La réflexion sur Icare peut également faire appel à une autre œuvre japonaise : le manga Fullmetal Alchemist (Hiromu Arakawa, 2001-2010). Dans le manga, pour avoir tenté une expérience interdite (faire revivre leur mère décédée), deux jeunes frères alchimistes payent le prix fort, Alphonse perd son corps physique et Edward une jambe, puis un bras. Dans un Japon moderne aux normes sociales très strictes, il ne semble pas aberrant que le mythe d’Icare y trouve une résonnance particulière et pose la question, chère aux genres steampunk (Fullmetal Alchemist) et cyberpunk : à quel prix exorbitant êtes-vous prêt à payer votre liberté et la possibilité de briller quelques instants ? Il se peut que cela soit un pur hasard et que les deux œuvres n’aieknt rien en commun, mais au vu de leur richesse respective, on peut être en droit de tisser un lien entre elles autour de la figure d’Icare.

Comme dans de nombreux récits traitant du transhumanisme, de l’eugénisme ou de la nécromancie, le livre de Mary Shelley, Frankenstein, ou le Prométhée moderne ( 1818) fait office de référence non dissimulée. La quête de l’humanité perdue, de la volonté de créer la vie et de percer les secrets du monde est au centre de la réflexion cyberpunk. A la manière de la créature de Victor Frankenstein, les cyberpunks modifient leur corps pour le rendre plus fort, plus intelligent, plus tout en fait. Sauf que ces modifications se font au prix d’une déchéance alors qu’elles sont censées améliorer le quotidien de l’homme. Le récit de Shelley et celui des edgerunners présentent de grandes similarités. Dans les deux cas, une chose, autant humaine que non humaine, nourrit une intime rancœur tenace envers la société qui la rejette et l’empêche de vivre comme elle l’entend. Pour (tenter de) devenir pleinement, il faut à cette créature une compagne semblable à elle-même qui lui permette de vivre dans un univers hostile. Toutefois, rien ne saurait apaiser la colère démente qui l’habite et la pousser à tuer sans distinction. A la fin, c’est la part humaine qui l’emporte sur le monstre, les remords submergent la créature qui décide de mettre fin à ses jours pour mourir en « humain ». Les parcours de la créature de chairs mortes et de l’humain chromé s’entrelacent à bien des égards. La thématique principale qui habite ces œuvres est aussi commune : qu’est-ce qu’un Homme ? Qu’est-ce qui fait d’un Homme un Homme ? L’amour, la colère, la volonté de vivre à tout prix ? Placées sous le signe de Prométhée, les deux histoires traitent de la quête désespérée d’humanité, de la révolte des marginaux pour vivre.

Un dernier mythe semble convoqué. Il est très souvent utilisé dans le cyberpunk car il permet très facilement de caractériser les personnages de la fiction. David contre Goliath. C’est le fait que le personnage principal s’appelle aussi David qui m’a mis sur la voie. David Martinez a son Goliath à lui, Arasaka qui trouve son avatar final dans Smasher. Le symbole de la révolte de David n’est plus un caillou propulsé par une fronde mais une veste. La veste jaune fluo que porte David tout au long de la série appartient à l’origine à sa mère. C’est une veste de travail qu’elle utilisait en tant que médecin urgentiste. Quand elle meurt, David la porte et elle devient le symbole de sa colère envers la société. Cette veste devient un signe qui permet d’identifier David, mais pas de la même façon que mère. Alors que pour Gloria, il s’agissait d’un vêtement fonctionnel, dont le fluo permettait de l’identifier sur les lieux de crime, David l’utilise comme un symbole, un souvenir. Lui aussi veut briller, se faire remarquer de la masse. La veste est un souvenir et un moteur de l’hubris : Gloria Martinez meurt lors d’une fusillade routière. Alors qu’arrivent les médecins, ceux-ci ne l’aident pas car elle n’a pas payé d’assurance pour bénéficier de leur service. Emmenée d’urgence par son fils dans une clinique douteuse, elle finit par y succomber. Dans un tel contexte, la veste devient presque un drapeau de revendication, un pied-de-nez aux autorités en rappelant à tous les « grands » que celui qui vient les déloger est issu d’une classe inférieure. L’idée du combat des « grands » contre les « petits » est aussi illustrée par la présence récurrente d’un dirigeable publicitaire, vantant notamment les voyages sur la Lune. Peut-être est-ce une extrapolation de ma part, mais ce dirigeable énorme au service de l’élite me rappelle fortement celui du Chateau dans le Ciel (1986, Hayao Miyazaki) qui s’appelle justement… Goliath. Que ce soit un instrument de guerre ou de consommation, ces deux dirigeables écrasent ceux qui vivent en dessous, à la manière d’un géant.

Nous en voici à la conclusion de cette première partie de l’article. Jusqu’ici, nous nous sommes penchés sur l’aspect sociétal de la série : son univers, son organisation spatiale et sociale, les mythes qui l’ont fondée. Dans la seconde partie, ce sera au tour du côté philosophique et historique d’être passé au crible. Ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’en grossissant quelques traits déjà exubérants dans notre cosmos occidental, la série opère ce que l’on peut qualifier d’échographie sociale, c’est-à-direhhj de sondage en profondeur des différentes couches qui régissent notre environnement, ses déterminismes socio-économiques, entre autres. Cependant, pour reprendre l’idée de l’échographie, il ne s’agit pas d’une image figée dans le temps mais de quelque chose en devenir, de proche et de probable : une mutation en germe. Tout en parlant de notre monde, le futur proche cyberpunk (la série se situe en 2076) montre aussi une évolution de ce germe actuel. Pour le meilleur, peut-être, mais surtout pour le pire.


1: Chose amusante, Fraday rêve de s’extraire de sa caste pour devenir à son tour un membre d’Arasaka mais son nom vient d’un inventeur dont on se souvient pour … une cage.

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