« Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors d’usage. » (in Neuromancien, William Gibson, 1984)
Cet article constitue la seconde partie de l’analyse de Cyberpunk : Edgerunners. Il s’attache particulièrement à chercher les influences, la philosophie de mouvement et comment celles-ci s’incarnent magistralement dans la série. Un point important de cette esthétique repose, à mon avis, sur une extrême ambiguïté : le monde cyberpunk est un monde qui se veut très rationnel, très matériel, et pourtant, il relève d’une certaine pensée magique. On y retrouve, en effet, la présence d’une force immatérielle (le net) qui permet d’agir sur le monde physique. Dans la série, les pirates informatiques utilisent le réseau pour tuer, paralyser, violer l’intimité d’autrui. Des caractéristiques que l’on attribue dans la fantasy à la magie. D’une certaine manière, la mana ou l’éther des œuvres fantastiques ont été remplacés par la batterie au lithium et la connexion internet. Dans les deux cas, ces « dons » permettent aux différents protagonistes de pouvoir agir, de pouvoir se réaliser : de se dépasser en tant qu’Homme.
Le surhomme comme objectif de la technologie, mais un surhomme surfait
La littérature et la philosophie romantique (Goethe, Herder, Lord Byron…) posent un nouveau concept ; celui du surhomme. Toutefois, c’est bien chez le philosophe Nietzsche que cette notion est pleinement employée. Le surhomme est un idéal vers lequel tend l’humanité et qui permettrait de la distinguer pour toujours de la bête. Ce thème est souvent repris dans la science-fiction, soit pour le critiquer et le tourner en ridicule (Rêve de Fer, Norman Spinrad, 1973) soit pour en faire la prochaine étape du progrès humain. Cette étape semble désormais indissociable du transhumanisme, du mythe de l’Homme augmenté. Ce thème trouve alors naturellement un fort écho dans le cyberpunk.

Les pseudo-utopies transhumanistes comme les jeux Deus Ex (2000-2022) ou la série qui nous intéresse aujourd’hui insistent les profondes inégalités qui ne peuvent que découler d’une telle société. Les meilleurs implants, ceux qui procurent la plus grande force et le plus grand confort de vie, ne sont réservés qu’à une extrême minorité de la population, généralement ceux-là même qui tirent les ficelles des entreprises qui conçoivent lesdites augmentations. Toutefois, cette surhumanité, toute de chrome et de néons, est une parodie de surhumanité, une coquille vide destinée à impressionner les plus crédules. Elle n’est construite qu’autour de la volonté de puissance égocentrique de quelques-uns mais ne peut subvenir aux réels besoins de sens dans la vie, sens qu’est justement censé apporter le surhomme. La volonté de puissance, c’est-à-dire la volonté de chacun d’étendre sa puissance, peut être positive, créatrice et source de vie, ou bien négative et porteuse de destruction. Or, dans le cyberpunk, cette volonté de puissance n’est plus considérée comme un moyen d’atteindre quelque chose d’autre (la surhumanité) mais comme une fin en elle-même : être fort pour être fort, sans jamais se satisfaire de l’état actuel. Par exemple, Adam Smasher ne se présente et ne semble exister qu’en tant que plus puissant cyborg du monde. La quête métaphysique de l’Homme pour remplacer Dieu devient une lutte acharnée de matérialisme débauché. A travers cette contrefaçon du surhomme, on oublie que la volonté de puissance n’est pas la seule constituante de la recherche de la surhumanité : il y a également la notion du retour éternel. Moins connu que la volonté de puissance, ce concept est pourtant ce qui guide la quête spirituelle de l’Homme à la recherche de la transcendance. Nietzsche part du principe qu’au moment de la mort, l’immense majorité des Hommes ne peut que se rendre compte de l’absurdité et de la vacuité de l’existence menée. Le surhomme doit au contraire mener une vie qui soit suffisamment intéressante pour mériter d’être revécue à l’infini et donc chaque instant doit durer une éternité. Et c’est là que le bât blesse ! Parce qu’aussi puissant soit-il, le « surhomme » Smasher ne profite jamais. Les premières fois qu’on le voit, il est assis, à attendre, mutique. Son seul instant de jouissance véritable est quand il tue et il reconnaît à David le mérite de l’avoir « diverti« … Le monde de Cyberpunk : Edgerunners n’est à aucun moment directement concerné par la métaphysique mais il en souffre beaucoup indirectement, ce manque de sens ravage un bon nombre de personnages. Le monde montré n’est pas spirituel comme peut l’être celui de Blade Runner 2049 : c’est juste un monde de jouisseurs, d’obsédés de l’adrénaline et du chrome. La cyberpsychose de David s’apparente fortement à une crise existentielle : il connaît la renommée, l’argent, l’amour, l’amitié mais il continue de courir après des rêves qui ne sont pas les siens. David cesse d’être un mercenaire qui vit au jour le jour, sans lendemain. Pour la première fois, après avoir tué une femme innocente, mère d’un élève de l’université d’Arasaka, David doute. La photographie de la mère et de son fils en étudiant lui montre une autre voie que celle qu’il a choisie de suivre. On peut deviner que c’est à partir de ce moment que David commence à mettre beaucoup d’argent de côté pour offrir à Lucy son voyage sur la lune. Il est marquant de voir qu’une société aussi avancée sur le plan scientifique et médical soit toujours incapable de répondre au besoin de sens de l’Homme.
Par-delà le besoin de sens, c’est aussi une remise en question du rapport entre l’Homme et l’animalité qui est proposée par la série. En effet, la question de la bête n’est pas non plus absente de la pensée nietzschéenne ! Aussi, au quatrième paragraphe d’Ainsi Parlait Zarathoustra (Nietzsche, 1883) peut-on lire : « Zarathoustra cependant regardait le peuple et s’étonnait. Puis il dit : L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, — une corde sur l’abîme. Il est dangereux de passer au-delà, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière, frisson et arrêt dangereux. Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. » Si le surhomme de chrome et d’octets reste un échec, on est en droit de se demander si la représentation de l’Homme dans le genre cyberpunk n’est pas une régression de l’Homme qui ferait demi-tour sur la corde. Le premier épisode de la série s’ouvre sur une cyberpsychose : un homme utilise ses nombreux implants pour commettre un massacre des forces de l’ordre avant que le MaxTac n’intervienne pour l’éliminer. Bilan : 27 morts plus le tueur. Cette violence met mal à l’aise, elle fait écho à un instinct bestial primaire. Cette bestialité est encore exacerbée quand on se rend compte que la scène est en fait la captation d’une tuerie que visionne David à son plus grand plaisir. Cette même captation, qui a été piratée, est suivie par une scène de cybersexe. Quasiment tout tient ici, violence, vol, sexe ; tout ce que l’Homme a de plus abject est concentré en quelques minutes d’animation pour la plus grande joie de David, hilare. La technologie, tout au long de la série, ne semble exister que pour permettre à l’homme de jouir de ce qu’il y a de plus indicible, refoulé. Cette violence au grand jour devient même la marque de vie des cyberpunks : c’est à qui aura le plus d’armes, qui piratera le plus vite le système ennemi, qui aura le plus d’implants meurtriers… Peut-on encore affirmer que la technologie améliore l’Homme quand celui-ci se fait intégrer un sabre au bras pour assurer sa sécurité ? C’est d’ailleurs la transformation qu’opère David. Avec peu d’implants au début et un corps biologique, il est faible, à peine capable de survivre en tant qu’edgerunner. Au fur et à mesure, David change sa colonne vertébrale, ses bras, son torse, et finalement la quasi-totalité de son corps pour ressembler à un Dark Vador de bric et de broc. Plus son corps évolue, plus il semble se détacher du monde, jusqu’à sombrer dans la folie bestiale. La régression mentale s’allie à une déformation du corps jusqu’à ce qu’il ne reste plus grand-chose d’humain. Cette thématique est une constante dans le monde cyberpunk : l’Homme qui devient esclave de la machine. Par exemple, dans Gunnm (Yukito Kishiro, 1990-1995) Makaku a dû devenir un être en très grande partie cybernétique suite à des blessures physiques irréversibles. Makaku est un parasite, un crâne et une colonne vertébrale qui peuvent s’incruster sur n’importe quel autre corps. En contrepartie, il n’a rien d’humain, que ce soit sur l’aspect corporel, sur les habitudes (très violent, il n’hésite pas à tuer) ou sur le plan moral (il ne vit que pour se venger de la société). Le summum de la bestialité est atteint quand il explique que pour diminuer ses douleurs, il doit décapiter des innocents pour boire leur liquide spinal. Pour satisfaire les besoins du chrome, il faut parfois être prêt à sacrifier son humanité. Dans le jeu Cyberpunk 2077, Johnny Silverhand est pris de crises de violence suite à l’implant de sa main de fer et c’est celle-ci qu’il accuse lorsqu’il commet des meurtres. Les désirs (délires ?) des Hommes chromés sont-ils bien les leurs ou ceux de leurs extensions ?

Cette question est intéressante parce que de nombreuses œuvres cyberpunks laissent volontairement le doute planer. Ce doute atteint parfois des sommets quand les extensions semblent prendre le contrôle de l’humain qui les porte. En effet, la question peut se poser dans l’autre sens : si les membres et les organes peuvent être changés pour de nouveaux plus performants, qu’est-ce qui relève de l’implant, du naturel ? Dans l’image ci-dessus, de David, il ne reste qu’un tronc et une tête (elle-même bourrée d’implants). Si on peut affirmer que c’est bien David qui s’est greffé le cyber squelette, il ne semble pas hors de propos de dire que le cyber squelette n’attendait qu’un support humain pour s’activer. Plus les personnages sont modifiés, plus l’extension se change en excroissance, comme une tumeur cancéreuse qui profite de la vie pour se développer. Cette pensée est tout particulièrement glaçante car elle remet en cause la suprématie de l’Homme sur ce qu’il produit, sur la machine en l’occurrence. A la question posée plus tôt se demandant si l’Homme cyberpunk n’était pas réduit par la technologie qui devait l’augmenter, on peut raisonnablement répondre que oui, à un certain point, ce n’est plus l’Homme machinisé, mais la machine humanisée. Pourtant, ce constat n’englobe pas toutes les modifications possibles. Ce serait oublier le réseau, la toile. Dans les mondes cyberpunks, on se connecte à internet aussi facilement qu’on enfile un pantalon. Quelques câbles, un casque de réalité virtuelle suffisent amplement pour surfer, pirater, voler, parfois tuer. Dès le premier épisode de la série, on voit les personnages s’insérer des puces électroniques dans la nuque pour accéder aux cours de l’université Arasaka. Dans le deuxième, David s’associe à Lucy pour voler lesdites puces des cous des corpos dans les transports en commun avant que les deux ne vivent un voyage sensoriel sur la Lune via un simple raccordement. Tout au long des épisodes, les différents personnages passent des appels vocaux, grillent la GLACE (Générateur de Logiciel Anti-intrusion par Contre-mesures Électroniques) voire le cerveau de leurs ennemis, piratent des drones, des véhicules … sans plus de difficulté que cela et avec un matériel qui se résume à une puce interne. Plus que jamais, l’Homme a fusionné avec le net, il n’est plus seulement augmenté, il est connecté. Rien ni personne n’est plus à l’abri, on évolue dans le virtuel comme dans la réalité. Un tel thème avait déjà été abordé deux fois sur nos écrans : Ghost in the shell (Mamoru Oshii, 1995) et Serial Experiment Lain (Ryutaro Nakamura, 1998). Dans ces deux monuments du cyberpunk japonais, le personnage principal meurt physiquement mais survit en devenant le maître du net. Avec la perspicacité d’environ 15 ans d’avance, tous deux ont prédit la promesse du nouveau millénaire : rendre internet aussi tangible que le monde physique. Promesse en partie tenue dès la deuxième décennie avec l’avènement de la VR qui permet d’incarner un avatar sur des salons de conversation ou de jeux entre amis. Le net n’est plus la fascinante terra incognita qu’elle était, chaque jour un peu plus domptée. Si l’Homme augmenté n’est en fait qu’un demi-tour sur la corde de Zarathoustra, qu’en est-il de l’Homme connecté ? Sans grand suspense, ce n’est pas très reluisant non plus. Plus il se crée de murs de sécurité, plus les brèches sont nombreuses. Lucy n’a besoin que de quelques instants pour pénétrer toutes les défenses codées de Tanaka pour s’emparer de données confidentielles et guère plus de temps pour les corrompre afin de protéger David. Dans Ghost in the shell, la personnage principale se réincarne dans plusieurs corps après avoir fait un avec internet. En bref, certains individus peuvent s’emparer du plus profond de notre conscience et devenir presque immortelsgkk par le biais du réseau. Cet internet, réseau ou toile qui est censé mettre en relation tous les individus du monde (c’est dans le nom) permet en fait d’assurer la suprématie de certains, et si ni Lucy, ni Kusanagi, ni Lain n’ont de volonté malfaisante, qu’en sera-t-il si cette toute-puissance tombe entre de mauvaises mains comme, par hasard, Militech ou Arasaka ? Une telle réflexion n’est pas sans faire penser à des pratiques déjà existantes telles que l’application chinoise WeChat qui permet de surveiller, contrôler et punir les internautes dont les propos déplaisent au Parti (il suffit de consulter la page wikipédia, section « censure » pour avoir un aperçu de la partie émergée de l’iceberg), la reconnaissance faciale des caméras de surveillance qui permet aux autorités de pister les individus en permanence et que voudraient faire accepter les maires de certaines villes ou encore la coupure simple et nette d’une partie du réseau dans un pays (en 10 ans, pas moins de 25 pays ont eu recours à cette pratique selon un article de TV5 Monde de 2021). Orwell, quand tu nous tiens ! Non, de toute évidence, l’Homme connecté connaît les mêmes travers que l’Homme augmenté. On n’est plus vraiment humain quand c’est le réseau qui nous explique -s’il daigne nous expliquer ! – ce qu’il faut penser. Ce qui apparaît de prime abord comme un bénéfice se révèle être en fait un asservissement, une laisse pour la bête qui nous attend de l’autre côté du gouffre.

Une inscription dans le cyberpunk, un héritage difficile à supporter

Le cyberpunk et le Japon, c’est une longue histoire d’amour. Le Neuromancien y a rencontré un large public et un accueil très positif. Le mouvement y trouve un écho dans les métropoles ultra modernes où poussent les gratte-ciels saturés d’écrans publicitaires mais aussi dans l’économie tout entière, libérale et technologique. Plus encore que les Etats-Unis, lieu de naissance du genre, c’est surtout au Japon que va s’épanouir le cyberpunk et il suffit de penser au nombre astronomique d’œuvres qui y sont nées. Parmi elles, on peut citer quelques grands noms, Akira (Katsuhiro Otomo, 1982-1990), Tetsuo (Shin’ya Tsukamoto, 1989), Ghost in the Shell ( Masamune Shirow, 1989-1991), Blame! (Tsutomu Nihei, 1998-2003), Animatrix (Les Wachowski, Shin’ichirō Watanabe, 2003). Cette liste pourrait être continuée tant les œuvres foisonnent. Même des titres non-japonais reprennent l’esthétique des environnements de l’archipel comme, par exemple, Stray (2022) où l’on trouve des chapeaux japonais. Faire appel au studio japonais Trigger n’est donc pas hors sujet d’autant plus que le jeu Cyberpunk 2077 utilise des éléments de la culture japonaise (le katana par exemple). Le lien entre Japon et cyberpunk semble se renforcer au cours du temps, d’autant que le pays est de plus en plus en pointe en matière de robotique et d’informatique. De nombreuses œuvres japonaises traitent justement de ce brusque revirement de la société initialisé par l’ère Meiji et qui s’est accéléré dans la seconde moitié du XX° siècle. Les personnages cyberpunks sont des marginaux, des moins que rien qui luttent contre les grandes firmes toutes puissantes, alliant attitude rock et nihilisme poétique. Ces personnages de « dé-castés » sont parfois ce qui reste d’un Japon traditionnel, qui ne comprennent plus vraiment le monde ultramoderne dans lequel ils évoluent désormais. Les habitudes et traditions sont renversées au profit d’une logique occidentale : les esprits sont morts, seul le dollar est un dieu. Une image qui m’a marqué et qui illustre cela vient du premier tome de Ghost in the Shell, page 12 (voir ci-dessous,). Alors que Kusanagi vient d’éliminer un dirigeant d’une firme robotique à l’aide d’un équipement high-tech, on la retrouve en train de boire tranquillement du saké avec son équipe dans un décor traditionnel. Cette image d’Epinal est tout de suite contrebalancée par la modernité des robots de déplacement, les vêtements, les communications par satellite et même l’onomatopée « beep beep » renvoie au monde moderne. Cette contradiction se retrouve même dans les personnages qui sont des cyborgs, des humains augmentés. Cette même tension entre tradition et modernité se retrouve dans la série Edgerunners : Lucy rêve d’aller sur la lune, qui est vue comme un espace de liberté, loin de l’étouffante Nightcity où se déroule la série. Même les environs de la ville sont ravagés par la technologie, tout y est stérile et rocailleux avec des cadavres d’éoliennes à perte de vue. La lune représente le dernier havre de paix, le lien avec le passé : nos ancêtres l’ont contemplée et en ont rêvée eux aussi et au fil des millénaires, elle reste inchangée. Pourtant, cette stabilité n’est qu’apparente : dans le monde du jeu et de la série, même la lune a été colonisée et on peut y faire une excursion touristique contre une somme astronomique. Rien n’est plus comme avant dans la série et les moments de non-action prennent rapidement une dimension spleenétique. La lune, seule, perdue dans le ciel obscurci par les gratte-ciels, semble au-dessus de tout, mais ce n’est qu’une illusion, car, comme le dit David, c’est un camp de travail forcé.

Cette omniprésence de la technologie et de personnages ayant un rapport ambigu à celle-ci, pose la question du rêve. A-t-on encore le droit de rêver dans une telle société ultra-matérialiste ? Comme souligné précédemment, le rêve s’associe rapidement à l’hubris et est stoppé par la folie meurtrière ou la société qui fait bloc face à l’individu. Pourtant, tous les personnages rêvent. Pour la plupart, ils rêvent de fuir leur condition, la ville, le monde, (Faraday, Kiwi, Maine, Lucy, David, Gloria…) ou bien fantasment de toute puissance (Smasher, Tanaka…). Le monde cyberpunk se divise en deux castes : ceux qui ont les moyens de réaliser financièrement leur rêve, et les autres ; les rebuts, les punks, les marginaux… qui tentent de subsister en s’accrochant à leur rêve, souvent des chimères. La technologie à outrance permet de modifier l’homme à volonté, de réaliser ses besoins les plus bas, mais elle se révèle incapable de satisfaire les rêves les plus intimes, les plus évidents. Par exemple, Lucy a été éduquée dans un département de recherche d’Arasaka avec d’autres enfants pour aller dans l’ancien net, victime d’un hackeur qui a rendu ce dernier violent et précaire au point qu’une nouvelle toile a dû être créee. Un à un, les enfants meurent, victimes des virus et des intelligences artificielles de ce monde virtuel. Arasaka recherchait dans ce domaine perdu des réponses à leurs questions, des savoirs perdus, ce qui est très étrange. Que pourrait bien chercher une corporation toute puissante, à la pointe de la technologie dans un espace ancien, à la manière d’un archéologue peu scrupuleux ? Bien qu’il n’y ait pas de réponse dans la série, cette recherche désespérée de connaissances perdues s’apparente fortement à une quête mystique. La mystification se poursuit. David devient l’égal d’un Dieu et Smasher ressemble en tout point à un dieu punitif et zélote, identique au Dieu vengeur de l’Ancien Testament. Cette toute puissance physique est en tout point contrebalancée par une décadence morale et psychologique. Les nombreux mythes convoqués par la série semblent nous rappeler que le rêve d’apothéose est forcément voué à l’échec. Cet échec paraît avoir contaminé tous les rêveurs et les avoir découragés. Le Japon traditionnel shintoïste est animiste2, avec une lointaine origine chamanique, et cette particularité se retrouve dans de nombreux éléments de la culture (esprits dans les objets, nature habitée par une anima…). Or, le monde cyberpunk a perdu ce lien (essentiel ?) avec l’objet spirituel et le relègue simplement au rang d’objet physique. Une part de rêve s’est envolée à tout jamais quand ce lien a été brisé. On a cessé d’admirer les choses pour leur valeur significative pour les monnayer en fonction d’une valeur matérielle. Pour pouvoir rêver et atteindre son rêve, Lucy doit d’abord se payer une luxueuse installation de simulation sensorielle qui lui fait croire qu’elle est sur la lune avant de pouvoir s’y offrir un voyage : même le rêve se monnaye au prix fort. Déjà en 1968, Philip K. Dick se demandait : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électroniques ? question qui trouvera un semblant de réponse dans l’adaptation cinématographique du roman : « J’ai vu tant de choses, que vous, humains, ne pourriez pas croire… De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion, j’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l’ombre de la Porte de Tannhaüser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme les larmes dans la pluie. Il est temps de mourir. » (Blade Runner, Ridley Scott, 1982). La mort du robot confronte l’Homme cyberpunk a une angoisse existentielle : comment rêver dans un monde où tout est mesuré, quantifié, calculé, classé sans laisser la moindre place à l’imagination ? La solution se trouve peut-être dans les souvenirs d’un cyborg prêt à tout pour devenir humain et vivre comme tel, un robot trop humain.

La série reprend haut la main les questionnements du genre cyberpunk, la place de l’individu dans la société, le rêve, la mystification de la machine, la quête de l’identité dans un monde déterministe … La série fait particulièrement écho à Blade Runner, déjà cité, et à Neon Genesis Evangelion (1996). Cette seconde référence est loin de tenir au hasard puisque le directeur du studio Trigger a officié en tant qu’animateur clé pour deux épisodes de la série, plus précisément les épisodes 25 et 26, les deux derniers. Tous ceux qui ont vu cette fin déconcertante ne seront pas étonnés que les mêmes thèmes soient à nouveau abordés dans la série. Pour ceux qui n’ont pas vu Evangelion et sa fin, voici un petit résumé : alors que l’histoire prend un tour critique et que tout se précipite, l’action se suspend pour les deux derniers épisodes et adopte une narration en monologue du personnage principal dans un représentation qui quitte le réalisme pour devenir pédagogique en frôlant l’abstrait. Le personnage se pose des questions sur le rapport aux autres, ses rêves, le but de son existence, son identité. Au bout du vingt-sixième épisode, Shinji trouve ce qui paraît être une réponse, des applaudissements se font entendre et on comprend que la guerre, les robots, l’invasion des Anges … en fait le scénario tout entier n’est qu’un prétexte pour une réflexion bien plus profonde. La fin de l’épisode 26 ne correspond pas au dénouement attendu de l’histoire mais au stade final de l’évolution de Shinji qui devient un adulte et accepte d’en être un. Il cesse de courir après le rêve des autres pour rêver, lui aussi, et viser un objectif qui va le définir en tant qu’humain. Toute l’histoire n’était qu’une métaphore et il en procède de même pour Cyberpunk : Edgrunners, cesser de courir après les rêves d’autrui pour se permettre, ne serait-ce que l’espace d’un instant, avant la mort, de pouvoir être vraiment libre. Un thème qui traverse le monde cyberpunk, de Roy Batty à David, en passant par Shinji Ikari ou Spike Spiegel, Yugo… La question du rapport de l’homme à la société qui l’environne est une réflexion centrale du XX° siècle : peut-on exister en tant qu’individu dans le totalitarisme ? D’un certain côté, Evangelion, tout comme Blade Runner et Cyberpunk : Edgerunners semblent illustrer le débat philosophique d’Albert Camus. Ce dernier pose la question du sens de l’existence et de l’histoire. Pour le philosophe, rien n’a de sens, à l’image du mythe de Sisyphe, le monde et l’histoire sont le règne en majesté de l’absurde. Il revient donc à l’individu de se révolter métaphysiquement contre ce non-sens et de créer du sens pour s’affirmer en tant qu’individu (lire L’Homme révolté, 1951, pour plus de détails). L’anti-héros cyberpunk devient malgré lui le dernier espoir d’une société moribonde qui refuse de comprendre que la technologie n’apporte aucune rédemption par le sens. Le cyberpunk est une sorte d’anti-1984 (George Orwell, 1948) : l’individu meurt, certes, mais il transmet son message de liberté. Cette transmission est même reprise dans le jeu Cyberpunk 2077, où dans un bar, on peut trouver une boisson portant le nom de David Martinez. La série de Trigger n’a qu’à puiser dans ce gouffre de réflexion pour illustrer la descente en enfer de David qui renonce peu à peu à son humanité et à son corps pour conserver une humanité mentale et morale (amitié, amour, espoir). D’Evangelion est aussi importé le thème de l’expérimentation sur les enfants par le biais de Lucy/ Rei Ayanami, toutes deux liées à la Lune : les deux sont lunatiques, rêvent de la Lune à laquelle elles sont associées du point de vue de la mise en scène et les couleurs de leur habit (bleu pale, blanc, noir) rappellent les photographies de l’astre. Lucy peut être rapprochée phonétiquement du mot latin luna tandis que la musique qui est liée à Rei est une reprise de Fly Me To The Moon (1954, Franck Sinatra). Mais, plus que tout cela, c’est le rôle scénaristique de ces deux personnages qui est à mettre en lien : soutien du personnage principal qui l’aide à passer du rôle d’anti-héros à celui de héros. La Lune est très importante dans ces deux œuvres : elle participe de leur cosmogonie. Symbole de l’irréel et du rêve, elle constitue le fantasme ultime des personnages et c’est un plan sur elle qui clôt les deux séries d’animation. Suivre la lune, c’est suivre ses propres rêves, même en sachant quhh’on ne l’atteindra probablement jamais.





-Yugo (Gunnm)
– Roy Batty (Blade Runner)
– Shinji Ikary (Neon Genesis Evangelion)
-Spike Spiegel (Cowboy Bebop)
– David et Lucy (Cyberpunk : Edgerunners)
Pour conclure, on peut certes dire que Cyberpunk : Edgerunners n’invente rien par rapport aux antécédents du genre ni par rapport à l’animation, mais il me semble difficilement soutenable de nier l’extrême richesse de la série, tant sur le fond que sur la forme. Tout y est maitrisé de A à Z, la série ne se perd pas en péripéties anecdotiques mais livre au contraire une histoire dense dont les contractions, à la fois temporelles et spatiales, renforcent l’intensité narrative. Cette série sait d’où elle vient, et, sans renier ses origines, est capable de déployer de nouvelles références sans (à ce qu’il me paraît) faire doublon avec le jeu dont elle est tirée. Avant de terminer, je voudrais revenir sur un dernier point : dans l’accroche, j’ai écrit que le groupe de rock Franz Ferdinand est l’auteur du générique d’ouverture et il est intéressant de s’y pencher un peu. Les paroles du générique reprennent toutes les étapes de l’évolution de David : « je vais tout brûler pour me venger et exister », « je brûle de passion pour toi » et enfin, « je brûle ». Révolution, amour, folie. Tout semble prédit dans cette ouverture. Par ailleurs, du point de vue graphique, on peut voir David qui court vers la gauche … ce qui est loin d’être innocent : courir à l’encontre du sens de lecture, c’est aller vers le passé, courir à contre-courant. Par ce simple stratagème de mise en scène, on comprend que le personnage principal va lutter pour imposer son existence dans un monde qui le rejette. Ce principe est notamment visible dans le film Lawrence d’Arabie (1963, David Lean). Dans la très grande majorité des plans, le personnage principal se déplace de gauche à droite, soit dans un sens qui nous paraît évolutif, mais, quand il se retrouve à douter, Lawrence se met à tourner en rond, voire à marcher vers la gauche ! Le générique se finit sur un plan en contre-plongée de David au sol avec Faraday, très grand, qui le domine, à l’image de la tour Arasaka, lieu de la bataille finale. Il est bien possible que je me fourvoie depuis le début, que cette série ne fait que se contenter de poncifs du genre cyberpunk vieux de 40 ans, je ne le nie pas. Mais, à mon goût, à l’heure de l’ultra-consommation, où toutes les séries animées doivent s’étirer au maximum pour engranger un maximum d’argent, bien souvent au détriment du scénario et de la réalisation ; à l’heure où, avec un simple abonnement à une plateforme de streaming, on a accès à des milliers de productions de masse, avoir une série qui concentre tant de thématiques sans se perdre en durée et sans perdre en qualité au fil des épisodes, c’est quelque chose de précieux à chérir. Quand j’ai fini la série, je n’ai pas pu faire autre chose que d’y penser pendant des heures, des jours. Cette série, selon moi, a tout pour plaire aux amateurs du jeu-vidéo, d’animation, de cyberpunk et constitue une excellente porte d’entrée pour ceux qui voudraient s’y initier.
This Fffire (Franz Ferdinand) :
1: « Selon lui [Ogura Kizo], l’exemple du shintoïsme japonais montre que le facteur déterminant afin d’employer le terme d’animisme n’est pas la transcendance même du Ciel. Si de nombreux membres d’une communauté humaine, que ce soit un village ou un pays, perçoivent une indication de vie ou d’anima dans une pierre, celle-ci peut être appelée kami, non pas parce que le caractère pieux de la pierre descend du Ciel, mais parce que les gens reconnaissent son caractère kami au motif qu’ils partagent certains sentiments subjectifs mais communs. » (Wikipédia)