Qui veut la peau de la science-fiction naïve ?

 » Science Fiction helped to create metaphors to express the hopes and fears of the Machine Age, the Nuclear Age, The Space Age, and now the Information Age.  » – Scott Bukatman

Le terme science-fiction est né dans les années 1930 avec plusieurs alternatives selon les éditeurs et les auteurs (scientifiction par exemple) mais le plus grand nom associé à cette tendance est l’auteur, théoricien, éditeur, critique Hugo Gernsback. Pourtant, Gernsback n’est pas vraiment le premier auteur de science-fiction à proprement parler : il est en fait le premier auteur de science-fiction américain. Avant lui, on peut par exemple citer, entre autres, Mary Shelley, Jules Vernes, H. G. Wells… qui ont initié le mouvement sur le vieux continent. Si les origines de la science-fiction peuvent être sujet à débat, en revanche, sa première ligne directrice est claire. En plein âge positiviste, la science-fiction se fait l’apôtre de la science, du progrès. Dans les revues et les livres du nouveau genre, se côtoient les inventions probables d’un futur forcément meilleur et les gadgets qui amélioreront la vie des Hommes. Cela a de quoi nous rendre perplexe, aujourd’hui. Et pour cause ! L’écrasante majorité des œuvres de science-fiction actuelles, tant littéraires et artistiques que vidéoludiques, sont pessimistes vis-à-vis du progrès et les sous-genres du cyberpunk et du postapocalyptique sont en pleine expansion. De la trilogie Metro (Dmitri Gloukhoski, 2005-2015) qui a connu une très bonne adaptation vidéoludique, à 1984 (George Orwell, 1948), en passant par Prey ( Arkhane Studio, 2017) ou encore Bioshock (2KGames, 2007-2008), il paraît difficilement tenable de dire que la science-fiction est toujours porteuse de l’optimisme utopique et de la technophilie de ses débuts. Comment a-t-on pu passer, en moins de 60 ans, à un quasi renoncement de l’optimisme initial et à une multiplication phénoménale des dystopies ?

Hugo Gernsback, le prêcheur optimiste du positivisme

On dit souvent de Gernsback qu’il est non seulement le père de la science-fiction mais aussi son premier théoricien. En effet, tout au long des diverses revues que l’homme dirige, il ne cesse de définir, cadrer et limiter la science-fiction pour les lecteurs et les auteurs. Aussi s’entoure-t-il de scientifiques chargés de vérifier que les auteurs des nouvelles publiées ne soit pas uniquement crédibles mais aussi scientifiquement possibles : c’est le début de ce qui sera nommé rétrospectivement la hard-fiction, c’est à dire une science-fiction qui rejette tout ce qui défie les lois de la physique. Gernsback est un idéaliste intransigeant, il veut inspirer les inventeurs de demain, proposer de nouvelles pistes que d’autres pourront explorer. Lui-même inventeur dans le domaine de la transmission de l’information, il dépose pas moins de 80 brevets au cours de sa vie. Les titres des différentes revues que Gernsback dirige rendent compte de la place de la science dans les nouvelles qu’il publie :Amazing Stories, le premier magazine de science-fiction qui existe toujours, la série des Wonder Stories de 1929 à 1955 (Air Wonder Stories, Science Wonder Stories, Science Wonder Quarterly), Scientific Detective Monthly, Science-Fiction Plus (1953). En plus de Gernsback, auteur prolifique, on retrouve dans ses revues d’autres auteurs qui deviendront des noms bien connus de la science-fiction, comme, rien de moins que Ray Bradbury, Isaac Asimov ou Clifford Simak. Bien que pour des intérêts commerciaux, Gernsback accepte de publier quelques nouvelles où la narration l’emporte sur la vérité scientifique, pour lui, la science-fiction, la vraie, est la « Science-Fiction vraiment scientifique, prophétique avec un accent complet sur la SCIENCE » ! Cet idéal n’est pourtant pas toujours au goût des lecteurs qui préfèrent les histoires fantaisistes et moins rigoureuses. Car, dans les faits, il n’est pas rare que les qualités littéraires de la « vraie science-fiction » passent au second plan au profit d’un (trop ?) long exposé des procédés scientifiques mis en œuvre dans les aventures. La science-fiction de Gernsback est positiviste, elle croit au progrès, à un aboutissement de l’Homme dans la science et la technique. Pour Gernsback, la science-fiction est typiquement la forme littéraire du nouvel âge de la raison et du savoir. Cet idéal de la science, mêlé au format de la nouvelle courte favorise ce que l’on peut nommer la « science du gadget ». J’entends par là une forme narrative dont le schéma actantiel s’axe autour d’une découverte, d’un gadget et de ce qu’il ou elle permet. Ce format est typique de la littérature fracturée des revues de Gernsback, similaire à celle que l’on retrouve dans les pulps, et, un peu plus tard, dans les comics. Cette narration est particulièrement présente dans les revues outre-Atlantique où elles pullulent mais sont plus rares en Europe bien que des recueils de nouvelles puissent en présenter, dans des nouvelles à chute, par exemple. Les personnages des histoires sont des ingénieurs, des inventeurs qui découvrent et expérimentent : autant de petits Gernsback de papier.

Pourtant « père » de la science-fiction, Gernsback n’en est pas l’inventeur historique. Avant lui, Mary Shelley, jules Vernes, H.G. Wells font figure, sinon d’auteurs de science-fiction, du moins d’auteurs pré-science-fictionnels qui ont beaucoup influencé la science-fiction. Le point de création de la science-fiction ne s’avère pas vraiment être un homme mais plutôt une disposition d’esprit : la rencontre entre la technologie et la seconde vague de romantisme gothique. A l’humeur décadente et nihiliste se mêle désormais la science qui remplace le fantastique de la première heure. Le monstre de Frankenstein vole la vedette à Dracula et aux spectres. D’ailleurs, la littérature science-fictionnelle a, à ses débuts, un certain mépris pour les romans gothiques et fantastiques qu’elle juge peu crédibles et pas assez sérieux. Mais une chose est sûre : si la science-fiction connaît plusieurs centres de gestation, une fois que Gernsback commence à publier, celle, balbutiante de l’Angleterre et de la France se tait peu à peu avant de reprendre du poil de la bête dans la fin des années 1940 avec René Barjavel.

La science-fiction des débuts apparaît traversée par une ligne de tension, incapable de choisir entre idéalisme et matérialisme. En effet, comme déjà vu, la science-fiction gernsbackienne est profondément positiviste, elle pose ce concept au pinacle de la civilisation comme moteur du progrès : une société doit s’adonner toute entière à la science ou mourir! Pourtant, dans les faits, la littérature science-fictionnelle est souvent très terre à terre avec des gadgets à foison, des inventions volontiers abracadabrantes, des déclics géniaux dignes d’Archimède, des créations qui mettent fin à la guerre, la famine… Dans ce cas, le matérialisme s’incarne dans le consumérisme de masse qui s’impose définitivement après la Première Guerre mondiale : on a besoin d’objets, de choses pour assurer notre quotidien et notre bonheur. La science-fiction s’oppose alors à l’immatérialisme du romantisme (trop?) souvent englué dans les questions d’idéal et de métaphysique insolvables. Une telle critique de l’idéal avait déjà été faite par le réalisme puis par le naturalisme, attachés aux choses du monde et, à leur manière, ces deux mouvements ont permis l’avènement de la science-fiction en voulant montrer le monde moderne de manière moderne. Là où le réalisme se plaît à décrire le quotidien de protagonistes souvent urbains avec un regard acide, la science-fiction va s’attacher à montrer comment ce quotidien peut être sensiblement amélioré par des moyens techniques. Mais, en s’attachant au bonheur consumériste, la science-fiction semble négliger les questions métaphysiques si présentes dans le romantisme et le décadentisme fin de siècle. Un auteur comme Villiers de L’Isle-Adam ne manque pas dans ses Contes Cruels (1883) de se moquer de ce nouveau matérialisme technologique comme dans les nouvelles L’Affichage céleste ( Une invention permet de faire de la publicité lumineuse à même le ciel) et l’Appareil pour l’analyse chimique du dernier soupir (un alambic disponible à la vente permet de désacraliser la mort pour ne plus être triste). L’auteur se moque des nouvelles inventions et du culte rendu à la technologie et à la raison qui méprisent la spiritualité. Ce qui démarque la science-fiction par rapport aux genres littéraires précédents, ce n’est pas seulement l’apparition de la science positiviste mais aussi sa prédominance par rapport à l’Homme. Ce n’est plus les inventions au service de l’Homme mais bien l’Homme qui devient un moyen pour le progrès de s’incarner dans des objets. Tiraillée entre l’idéal de progrès et sa mise en œuvre dans des biens marchands et palpables, la science-fiction associée à Gernsback est souvent inhumaine, non pas qu’elle soit mauvaise mais tout simplement que l’humain y est bien souvent absent. Absent dans sa complexité, elle-même mise en évidence à la fin du XIX° par le développement de l’étude de la psyché. L’humain n’est qu’un vecteur qui fait le lien entre l’idée et sa matérialisation en échange de sa machinisation. La science-fiction des années 60′, dite soft science-fiction, va opérer une révolution copernicienne en remettant l’Homme au centre de la littérature science-fictionnelle pour en faire un acteur actif de la science, en agissant pour ou contre elle.

La révolution copernicienne : La New Wave et le Cyberpunk

Essai Trinity, la première explosion atomique

Ainsi, tous les rayons x, les télescopes, les microscopes et autres lunettes extraordinaires promises par la science-fiction jusque dans les années 1950 n’ont pourtant pas permis de percer le réel pour y trouver des réponses. D’abord vu comme une avancée positive considérable, l’énergie atomique est peu à peu considérée par les auteurs de science-fiction comme potentiellement dangereuse. Cette percée nucléaire laisse comprendre que la technologie peut être néfaste pour l’espèce humaine et une vague de critiques du positivisme est visible dans les années 50 : la science n’apporte pas toutes les réponses et celle-ci laisse toujours l’homme sur sa faim quant aux questionnements métaphysiques. Première scission : en 1965, la critique de la science-fiction fait apparaitre une nouvelle forme de littérature, la science-fiction dite New Age. Prônant plus la fiction que la science, ce nouveau né relève de ce qui est nommé la soft fiction en opposition à la hard fiction de Gernsback. Plus libre sur le plan dogmatique, le New Age affirme la place de la psychologie dans le genre et n’hésite pas à faire cohabiter psychanalyse, drogues et technologie. C’est aussi l’heure du paranormal, il n’est plus aberrant de faire figurer des personnages clonés et/ou avec des pouvoirs psychiques dont le personnage principal du Cycle du non-A (Van Vogt, de 1945-1984), Gilbert Gosseyn fait office de figure de proue. La nouvelle science-fiction voit le jour pendant la Guerre froide et cela se ressent à sa lecture : les ennemis sont souvent des communistes ou des créatures ayant adopté un mode de vie communisme. Par exemple, le blob globe tout ce qu’il touche, grandit sans arrêt et dissout dans une masse unie toute distinction. Autre exemple : le zombie incarne la peur du marginal, celui qui pue, qui ne parle pas bien, mange de la viande froide; un Homme sans cerveau, qui compte uniquement sur le nombre pour vaincre l’Occident. D’autres monstres traversent cette nouvelle s-f, aussi trouve-t-on la peur du nucléaire (Godzilla), de la technologie (les dinosaures ressuscités de Jurassic Park), de l’espace (Alien, Predator) etc… Mais la science-fiction ne s’arrête pas en si bon chemin ! En 1982, Ridley Scott pose une bombe. Elle s’appelle Blade Runner et annonce une nouvelle ère : le cyberpunk est né et le Neuromancien, roman de William Gibson (1984) en est le porte étendard. La guerre contre le communisme laisse place aux corporations tentaculaires, aux rockeurs et aux punks. Intrinsèquement lié à la révolution des télécommunications et des nanotechnologies, le cyberpunk pense une nouvelle dimension pour l’humain, le net. La critique déjà présente envers la technologie se radicalise mais il est trop tard, l’Homme ne sait plus vivre sans l’informatique, il se connecte à la toile pour voler des données, jouir de paradis virtuels et communiquer. La chair et les câbles se mêlent au sein d’un corps-machine et la société tertiarisée à l’extrême est oppressante, violente et corrompue. En à peu près un demi-siècle, la science-fiction a changé du tout au tout mais a su garder ce qui fait sa sève : envisager le futur technologique dans ce qu’il a de meilleur et de pire.

Pour autant, le rapport entre l’Homme et ses créations n’en est pas plus calme ! Au contraire, tout se complexifie à une vitesse folle et une figure émerge, celle de l’Homme dépassé par sa création. Déjà présente dans des œuvres plus anciennes comme dans le Frankenstein ou le Prométhée moderne ou le golem du rabbin Loewe ben Bezalel, cette figure se développe grandement dans le New Age. Parmi la multitude d’exemples que l’on peut citer, attardons nous sur 1984 et Blade Runner 2049. L’œuvre d’Orwell traite du dépassement de l’individu par le Parti. Cette entité a échappé à tout contrôle et réglemente la vie quotidienne comme aucun régime politique ne l’a jamais fait : elle dicte les nouvelles, qui peut aimer qui, l’histoire est sans cesse réécrite, les employés abrutis et surveillés. L’entité est si vaste qu’il est impossible de s’y opposer : même la résistance est organisée par le Parti pour mieux la contrôler. Tout le monde est soumis à la pensée de Big Brother sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agit d’un individu réel ou d’une fiction politique. L’individu en tant que cellule indépendante et intelligente est irrémédiablement raboté, il ne faut que des engrenages remplaçables à volonté pour faire fonctionner cette machinerie bureaucratique sans fin. Dans le livre, la technologie permet l’existence même de ce système par une propagande et un surveillance constantes ( comme le télécran). Le Parti domine les Hommes et rien peut y échapper. Après un dépassement spirituel, penchons nous sur le film de Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, suite de celui de Ridley Scott. Le métrage donne à voir plusieurs dépassements à commencer par celui du clonage : l’homme est multipliable à volonté, on le crée en cuve et on le formate en lui donnant des faux souvenirs car celui qui n’a pas de souvenirs serait un élément dangereux, il n’aurait rien à perdre. Aussi, aucun clone ne sait qu’il est un clone et croit à son humanité avec la conviction de n’importe quel humain. Cette conviction est d’autant plus présente que certains clones ont la possibilité de se reproduire Mais cela ne constitue pas le seul dépassement : les hologrammes amoureux sont plus convaincants et excitants que de vraies personnes. De même, depuis son canapé, via des lunettes connectées, Luv n’a qu’à parler pour ordonner à son drone de pilonner des brigands dans une décharge. Un peu plus tard, on apprend que l’un des rares personnages vraiment humain vit dans une bulle stérile, à l’abri du monde extérieur, en recréant des souvenirs comme on fait un dessin. Le film se pose la question de l’essence de l’humanité dans un monde déshumanisant avec la finesse de ne pas y répondre. De ce que l’on voit, un humain peut ne pas en être un, il peut être tué par simple commande vocale et les serviteurs clones vivent mieux que les vrais hommes, parfois condamnés à une vie d’errance dans l’attente de l’espoir de se rebeller. Dans les deux exemple, la science domine l’homme de toute sa hauteur et personne ne paraît se souvenir qu’à un moment, la science avait pour but d’améliorer le quotidien de l’Homme et non pas de l’asservir.

Mais alors, que s’est-il passé pour que le rapport entre Homme et science-fiction change à ce point ? Pour tenter de comprendre, il faut rembobiner jusqu’à la science-fiction de Gernsback, une époque à laquelle la science ne peut être que synonyme de progrès, en opposition à l’obscurantisme de la foi et des croyances. C’est précisément ce lien qui s’est modifié au fil du temps. La période de gestation de la science-fiction ( environ 1880-1920) est une période de foisonnement scientifique. On y trouve de grands inventeurs et chercheurs (la relativité d’Einstein, la physique quantique grâce à Max Planck, la radio, le premier vol de zeppelin…) mais aussi un fourmillement incroyables d’inventeurs du dimanche, de bricoleurs, de mécano rêveurs. C’est typiquement ce public-là que veut viser Gernsback, un public qui se met en relation grâce aux différents journaux de l’auteur, créant le premier fandom (« le pays des fans ») appelé à coopérer pour bouleverser la science et la technique. Gernsback lui-même fait partie de ces gens : sans être un génie, c’est un habile technicien dans le domaine des ondes et sa première revue vise justement à mettre en relation des personnes passionnées par les ondes radio. Ce modèle se retrouve souvent dans les nouvelles où un homme seul parvient à faire une découverte qui va révolutionner le monde. Ce personnage, vide de psychisme et quasiment anonyme est la cristallisation des aspirations des auteurs-inventeurs. Il ne faut pas oublier qu’ils sont contemporains des dernières répercussions des révolutions industrielles : la science ne peut qu’être un mieux, dans tous les domaines (agronomie, confort et temps de vie, soin, production, richesse…). De nombreuses choses sont encore à inventer, à découvrir et cette perspective provoque une ruée vers l’or. C’est ce contexte qui change au cours du XX° siècle; d’une certaine manière, la science se professionnalise : les inventeurs indépendants laissent peu à peu la place à des groupes spécialisés au budget toujours plus grand. Les différentes recherches, et leur coût phénoménal, laissent sur le bas côté les bricoleurs. L’ère New Age/cyberpunk s’apprête à naître. Pour que tout soit prêt, il ne faut plus qu’opérer la révolution numérique et vivre la perversion des sciences par les idéologies totalitaristes. C’est bon, il n’y a plus qu’à confier le bébé New Age/cyberpunk à la nourrisse Rentabilité pour obtenir le détachement progressif des auteurs-inventeurs de la science. C’est un détachement budgétaire autant qu’intellectuel, mais c’est aussi et peut-être surtout un détachement psychologique. Pour expliquer, il faut se pencher un peu sur la critique marxiste à propos de ce qui deviendra le taylorisme et le fordisme. Marx dénonce la dépossession du fabricant de ce qu’il fabrique. L’artisan qui pense, conçoit et crée, possède le fruit de son travail, mais en devenant un ouvrier, il perd tous ces attributs : il se contente de faire inlassablement les mêmes gestes en devenant lui aussi une pièce changeable quand il tombe malade ou est blessé. Privé de ces attributs, l’ouvrier ne nécessite aucun savoir-faire, coûte peu et rapporte beaucoup. Ces bénéfices se font au détriment de l’ouvrier qui perd une sorte de sens : il est privé de toute activité réflective, de travail de création et de bonheur de possession. Un procédé identique s’opère dans le domaine scientifique, le relatif artisanat est écrasé par les technosciences. Le travail scientifique est séquencé au profit des laboratoires qui embauchent les chercheurs. Toute la petite bohème prolifique du début du XX° est en perte de sens et se désintéresse progressivement d’une science de plus en plus difficile à comprendre. Le consumérisme et la rentabilité de la science appliquée finissent de distancier les bricoleurs. Ce changement radical de paradigme, mélangé aux affres de la Seconde Guerre mondiale, semble enterrer définitivement le rapport entre science et progrès.

L’angoisse du nouveau millénaire

La chute du bloc soviétique, loin de plonger le monde dans une unité comme le professait Fukuyama, fait apparaître de nouvelles fractures, renforce des inégalités existantes et en crée de nouvelles. Le renouvellement de la carte mondiale constitue un nouveau terrain de jeu pour les auteurs de science-fiction qui n’émergent plus seulement des trois pôles historiques (Etats-Unis, Europe, Japon) : on trouve de la science-fiction africaine, chinoise, russe, brésilienne etc… D’ailleurs, depuis les années 1970, il ne convient plus de parler de la science-fiction comme médium d' »auteurs » tant le genre a su investir les comics et bandes dessinées, le cinéma et les séries, les arts graphiques et sonores et puis le domaine du jeu vidéo qui pointe le bout de son nez. Le genre s’institutionalise au tournant du siècle avec des collections ou des maisons d’édition spécialisées comme L’atalante (fondée en 1980 et qui devient un incontournable de la sf dans les années 1990) ou Folio SF de Gallimard en 2000. Ces apparitions sont très importantes car elles permettent une plus large diffusion mais aussi parce que certaines belles éditions contribuent à donner ses lettres de noblesse à la science-fiction. Ce mouvement se poursuit aujourd’hui avec comme dernier grand acte l’entrée de George Orwell dans la prestigieuse collection de la Pléiade en Octobre 2020. Apparaissent également des remises de prix dont le plus connu est le prix Hugo ( pas Victor mais Gernsback) qui existe depuis 1953 mais qui connaît une vague d’engouement dans les années 1990. La science-fiction, tant par cette démocratisation des lecteurs et des auteurs que par la renommée des éditions et des prix, devient, à l’aurore du nouveau millénaire une élément de la vie courante comme l’atteste par exemple l’utilisation du mot « orwellien », devenu un topos incontournable du journalisme politique. La mondialisation de la science-fiction permet de faire émerger de nouvelles sensibilités par rapport à des sujets jusqu’à lors inconnus.

Parmi ces nouveaux sujets, le grand gagnant (malheureusement !) est l’urgence climatique. Il serait impossible de donner le nombre d’œuvres, tous médias confondus, qui utilisent comme toile de fond des dangers climatiques. Ce nouveau moteur de l’effondrement s’ancre dans une réalité que l’on ressent de plus en plus. On a le droit à une multitude de savants en blouse blanche avec des lunettes rondes en fer qui nous expliquent par A plus B pourquoi on vit dans une apocalypse imminente. Sauf que la science-fiction grand public présente un problème, et pas un des moindres : c’est que bien souvent, le désastre est évité ou minimisé. En effet, il suffit que le personnage principal montre la vérité au monde pour que le problème soit réglé. Mais, il n’y a que dans les films que ça se passe comme cela. Ils partent du principe que la vérité ne saurait être niée sauf que dans le vrai monde réel, hé bien ça va faire plus de 40 ans que l’on connait la réalité de l’urgence climatique et que presque rien n’est fait. Paradoxalement, le début du XXI° siècle connaît le renouveau d’un thème quelque peu oublié : l’utopie, et plus précisément l’écotopie. Né avec le livre Ecotopia d’Ernest Callenbach (1975) qui raconte comment trois Etats des Etats-Unis font sécession pour développer une utopie environnementale et sociale, le genre se développe dans les années 2000 à tel point que le livre est devenu une lecture obligatoire dans de nombreuses universités américaines (voir l’article du New York Times ici). La science-fiction trouve un nouveau point d’équilibre : l’urgence climatique a fait naître à la fois des dystopies et des utopies. C’est aussi ce qu’a fait ressortir un ensemble de sondages que présente la revue Usbek et Rica : les Français préfèrent un futur se rapprochant d’une utopie écologique que d’une utopie techno-libérale. Ainsi, cette nouvelle angoisse est un moteur à deux facettes, elle permet à la fois de prendre conscience du problème et de ses possibles conséquences mais aussi d’imaginer de nouvelles solutions. Ce double moteur présente tout autant un rapport effrayé vis à vis de la science qui est le fer de lance du capitalisme technologique actuel mais aussi qui est un potentiel moyen de sauver notre monde d’une destruction. Encore un nouveau rapport angoissé, loin de l’idyllisme de la science-fiction des premiers temps.

Pour conclure, la science-fiction a beaucoup changé car le rapport à la science a beaucoup changé mais pas que! Un autre facteur concerne le changement de format de publication. D’abord cloitré dans des magazines et dans des compilations de nouvelles, le genre a su se déployer dans l’espace littéraire avec des sagas de plusieurs volumes qui atteignent parfois plusieurs milliers de pages. L’idée même de longs romans nécessite des impératifs narratifs qui impliquent la confrontation d’un personnage avec le monde qui l’entoure. Dans un monde bien plus technologisé qu’auparavant, la confrontation peut prendre la forme d’une remise en cause de la technologie. La science et ses applications sont devenues la norme écrasante, ce qui était moins le cas dans les années 1920. Les nouveaux formats et média permettent de toucher un plus large public et d’attirer des auteurs d’horizons différents qui apportent chacun leur pierre à l’édifice. Tout cela concourt au renouvellement du genre. Mais ce qui est fascinant, c’est la coexistence des différents aspects de la science-fiction ! La hard science fiction n’a pas disparu en 1965. Au contraire, chaque nouveauté permet aux sous-genres établis de prendre conscience de leurs limites et de s’affirmer dans leur style ou de le modifier. Par ailleurs, la multitude des sensibilités permet de faire des croisements; le dogmatisme de Gernsback n’a plus vraiment lieu d’être. Alors, qui veut la peau de la science-fiction naïve ? A la fois tout le monde et personne ! Tout le monde parce que se limiter à une conception trop étroite du genre serait très dommageable et personne parce que le changement de paradigme s’est fait naturellement au cours du XXème siècle sans vraiment avoir été théorisé ou encadré. Il est intéressant de voir qu’il existe de grandes œuvres emblématiques de chaque période, mais il l’est encore plus de constater, lors des lectures que lesdites œuvres sont des repères temporels mais que le changement en lui-même a été le fruit de centaines de travaux d’auteurs parfois un peu oubliés qui ont tous posé leur pierre sur le grand cairn.

Bibliographie/sitographie :
La science-fiction, une introduction historique et philosophique, Gilbert Hottois, Vrin
Existe-t-il un marché de la science-fiction en France ? Mémoire de recherche HEC de Jean-Philippe Decka (ici)
Les Français préfèrent largement l’utopie écologique à l’utopie techno-libérale, Vincent Edin, Usbek et Rica
« Ecotopia,” the ’70s cult novel, has seeped into the American groundwater without becoming well known, Scott Timberg, The New York Times

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