Les dystopies vidéoludiques et l’art déco

-Comment l’art déco est associé aux dystopies vidéoludiques-

   La station spatiale Talos 1 (du jeu Prey de 2017) a sûrement rappelé à des nombreux joueurs un autre espace, également perdu dans un milieu hostile: la ville de Rapture (Bioshock 1, 2) havre sous l’océan (trop?) idéal pour les génies et les opportunistes. Plus que les nombreuses similitudes de gameplay entre les deux villes, on peut être marqué par une ressemblance dans le style; les deux utilisent l’art déco comme principale source artistique des décors. Quelle est la signification et le rôle de l’utilisation de l’art déco in game ?

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Prey: Réveillez-vous et tuez-les tous

La centaine de travailleurs de Talos 1, une station orbitale, est décimée par une race d’extra terrestres qui peuvent changer leur aspect pour prendre la forme de n’importe quel objet (une tasse pas exemple). Dans un vaste espace qui n’empêche pas la claustrophobie et la crainte du banal, vous allez devoir survivre en explorant différentes zones (laboratoires, quartiers de l’équipage, stockage…) axées autour du Grand Hall et de l’Arboretum. Chacune de ces zones a une atmosphère particulière mais plusieurs utilisent l’art déco mêlé au rétrofuturisme, tout en particulier les deux espaces centraux. Dans le cadre d’une station spatiale, l’art peut jouer un rôle non-négligeable: il permet d’éviter le côté impersonnel et aseptisé, indique une présence humaine et la recherche d’un bon cadre de vie. En effet, ce n’est pas fonctionnel mais purement décoratif. Evoluer des heures durant dans Talos 1 ne donne pas l’impression de se balader dans un endroit creux, répétitif1 .

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le Grand Hall de Talos 1. Le jeu est doté d’un symbolisme fort: le lion ailé avec une patte sur le globe est visible à de nombreux endroits. Cette représentation peut être interprétée comme l’affirmation d’un Homme fier qui conquiert l’espace après s’être rendu maître sur Terre

  Bioshock: pas de Dieu ou de Roi; juste l’Homme

La série commence en 2007 et se finit en 2013, sur les trois opus sortis, deux prennent place à Rapture, Atlantide fictive, repère des artistes, des scientifiques, des oppressés, des ambitieux. Une ville dans laquelle la loi est dictée par le mythe du  Self made man. Alors que cette ville a connu une gloire indéniable, les événements des deux jeux se passent après; alors que le ville tombe en ruine, victime de sa propre hubris, les habitants sont morts ou changés en fou sanguinaires à cause d’une drogue, les bâtiments prennent l’eau et les riches décors d’intérieur renvoient à une gloire passée. Comme dans Prey, le joueur va visiter les différentes zones de la ville pour y découvrir des secrets et s’échapper de cet enfer sous-marin. Dans cet article, nous nous focaliserons sur Rapture, la ville des deux premiers opus et non pas sur Columbia, très intéressante à analyser mais qui n’utilise pas l’art déco et qui s’éloigne des thèmes particuliers des premiers Bioshock . Rapture a marqué les joueurs comme en témoigne les nombreux fan arts sur le net. Le jeu propose en effet une réflexion sur la liberté, la morale et l’éthique, le tout soutenu par une esthétique forte. Bioshock 2 replonge le joueur dans les entrailles de Rapture avec un  nouveau point de vue. A l’art déco se mêle désormais des peintures qui tranchent par leurs courbes et le renouveau apporté aux lieux.

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Rapture, entre gloire passée et beauté dans le délabré. Un équilibre instable souligné par les grandes baies vitrées fissurées et les infiltrations d’eau sur les murs.

L’art déco, témoin d’un raffinement artistique, de la volonté d’élévation et de la déchéance humaine

  Dans les deux cas, l’art déco témoigne d’un sommet artistique et culturel; que ce soit Talos 1 ou Rapture, des artistes illustres y ont vécu (par exemple le pianiste Gustav Leitner ou le musicien/dramaturge/peintre/sculpteur Sand Cohen). Talos 1 autant que  Rapture est un haut lieu de l’art mais aussi de la science et en tant que lieu de réception de scientifiques, d’artistes, d’acteurs économiques il est de bon ton que les lieux soient richement décorés.

  Les deux villes utilisent l’art déco combiné à l’affirmation d’un homme nouveau, un übermensch Nietzschéen. Ainsi dans Rapture, ce nouvel homme reprend des caractéristiques de la statuaire grecque en exaltant l’apparence musculeuse. Les deux villes partagent en fait de nombreux points communs sur ce Nouvel Homme: il est modifié par la science pour être capable de pouvoirs qui dépassent d’imagination, cultivé et raffiné, riche et influent2. Les grand espaces (aussi bien verticaux qu’horizontaux) que permet l’art déco laisse de la place à cette élite de respirer, de se sentir importante et digne des plus grands honneurs.  Pour eux, quoi de mieux qu’un environnement vaste richement décoré, lumineux avec de grandes baies vitrées qui offrent une vue imprenables sur des espaces quasi inaccessibles ? Rapture apparaît par certains égards, plus « sobre » que sa sœur spatiale: elle est principalement faîte de bois, d’acier et de verre; tandis que Talos 1 laisse voir en plus de cela des marbres et des statues dorées à la feuille d’or. Autre point de ressemblance: les deux villes sont assez riches en lieux de loisir (théâtre, cinéma, salle de concert…) ce qui rejoint l’idée d’une humanité nouvelle, à l’apex de la culture. Un gigantisme sans mesure pour accueillir l’ego démesuré de certains…

  Tout ceci mène à un opposition forte: le désir d’élévation (de transcendance même) et la chute violente des deux villes3. Car ces villes sont détruites: l’eau qui s’infiltre dans Rapture oblige à des détours et certains espaces de Talos 1 sont carrément exposés au vide galactique. Toute cette crème de la crème que sont les habitants sont morts ou devenus fous. Dans Rapture, cette ancienne élite cache ses déformations issu de l’usage de drogues et de la « chirurgie cubiste » du docteur Steinman sous des masques de bal; comme si ces übermenschen ne peuvent pas supporter de constater leur dégradation indéniable. Ces deux nouvelles Tour de Babel ont vu leur chute arriver de l’intérieur; la dégénérescence du système économique dans Rapture et l’invasion des aliens, source des modifications corporelles sur Talos 1. Il est possible de voir dans ces lieux une réactualisation du topos romantique des ruines des civilisations anciennes, qui ouvrent une réflexion sur le temps, la faiblesse et l’hubris de l’homme. Cette chute est d’autant plus visible que les deux jeux partagent un système de journaux audio, trouvables à certains endroits, ces journaux contiennent des monologues ou des dialogues des personnages avant (et parfois pendant) la chute accentuant ainsi la gloire passée qui est décrite. L’art déco apparaît comme un symptôme de cet échec: à trop regarder le ciel à atteindre, personne n’a vérifié si les bases étaient solides. Ces grand espaces riches et carrés semblent à la fois vides et dérisoires.

  Ainsi, ces deux dystopies utilisent un même art pour tenir un propos assez semblable. D’où vient ce lien qu’entretient l’art déco avec les rêves de transcendance et d’homme supérieur ?

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L’art déco; ordre, géométrie et transcendance

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 L’art décoratif apparaît en réaction à l’art nouveau, apparu au début du XXème siècle et utilisait des courbes et des formes asymétriques. L’essor de l’art décoratif marque un retour au classicisme: l’ordre et la géométrie règnent. Le Progrès remplace la Nature et l’art déco mêle la structure classique à l’idée du Nouveau. Cette logique séduit notamment l’URSS dont le pavillon de l’exposition universelle de 1937 réutilise le style. L’art déco est marqué par le gigantisme le caractère ostentatoire des œuvres que ce soit par la complexité des formes et les échos entre elles, les couleurs (avec une grande place pour les forts contrastes, le blanc,le noir et l’or). Cela facilite l’association avec des mouvements totalitaires, à la recherche d’un art supérieur. Le Progrès, qu’il soit de l’Homme ou des sciences (La Fée Electrique) est un élément central de la nouvelle tendance des années 20. Ainsi, L’Ouvrier et la Kolkhoziennestatue haute de 25 mètres surplombant le pavillon de l’URSS, qui met en avant la force et l’union du nouveau peuple russe représenté par l’industrie et l’agriculture4 . Ce qui a certainement aidé l’association entre art déco et dystopie est l’échec du rêve de transcendance de l’Homme et du Progrès salvateur.

  La doctrine des répartition russes a rapidement laissé place à une corruption assez généralisée des élites politiques, économiques et militaires. De son côté, le Progrès à tout prix est apparu comme indésirable quand on s’est rendu compte qu’il a permis la bombe nucléaire, mais aussi plus récemment les manipulations génétiques (thème ô combien traité dans les jeux vidéos!).  C’est dans la tension entre espoir et désillusion que réside sûrement l’association entre les deux éléments.

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un exemple d’art déco, représentation de la science et du progrès. batiment du General Electric Building, Lexington Avenue, Manhattan, New York City, USA.

Pierre Arpâd


1: Bien que cela puisse paraître secondaire, créer un environnement spatial dans lequel le fonctionnel n’est le seul but est important. On peut citer par exemple les jeux de survie dans lesquels le caractère chaotique des lieux permet d’échapper à un décor tout blanc et géométrique (entre autres Dead Space ou Doom 2016). Cadavres, rayures, débris, traces de sang, paperasse étalée au sol etc… garantissent un minimum de variation dans les décors, mais aussi confèrent un passé, un « avant ce chaos » qui est laissé imaginé.
2: il est intéressant de relever comment les deux jeux ont utilisé le mythe américain du self made man. Par ailleurs, Bioshock a été pensé comme une réponse au roman d’Ayn Rand La Grève (ou La révolte d’Atlasqui met en avant une glorification d’un capitalisme sans autre borne que l’ambition personnelle.
3: c’est pour cette autre raison que la nouvelle Columbia de Bioshock Infinite est absente de cet article: elle n’est pas tombée, et on peut même dire qu’elle connaît son âge d’or. De plus, elle n’utilise pas l’art déco, mais fait plutôt référence au Jardin d’Eden.
4: ces deux éléments sont mis en avant comme des moyens de propulser l’URSS au rang de nation moderne: la Russie des Tsars connaissait des famines jusqu’à la fin du XIX° et avait accumulée un grand retard industriel.

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