The Final Station: pique-nique à bord de la locomotive (partie 2)

une réunion des membres du Conseil dans une station étrange (à gauche, ce cher chasseur est assoupi)

Cette partie sera plus théorique que la précédente mais porte toujours sur la narration dans The Final Station. La question est : comment rendre un univers crédible, indépendant ?

Le danger de l’exposition, quand le mieux est l’ennemi du bien


Pour ouvrir les portes d’un monde, on peut être tenté d’en raconter beaucoup (le fonctionnement, les peuples, les dates, les rôles et j’en passe) mais on risque alors d’avoir une exposition maladroite et trop visible. En plus, trop d’exposition frustre souvent le joueur : il est plus intéressant de découvrir par soi-même le lore1 pour deux raisons. Tout d’abord, on a plus de plaisir d’y arriver seul, en explorant; cela récompense d’une certaine manière l’implication du joueur dans le jeu. Ensuite, ça ne brise pas la narration. Tous ceux qui ont joué aux jeux-vidéos de manière assidue ont surement connu cette frustration de se retrouver devant un pavé de texte ou un dialogue interminable pour expliquer le monde au joueur qui brise complètement l’action et le rythme. Beaucoup de jeux préfèrent une intro percutante qui permet de lancer l’action rapidement en posant rapidement les bases du lore qui seront ensuite développées ( par exemple, Portal 2, Skyrim, Bioshock ou encore les Souls2); mais The Final Station a une autre approche. On ne commence pas l’aventure in medias res mais le jeu laisse d’abord comprendre au joueur qu’il se passe quelque chose d’anormal. Dans les premières minutes de jeu on vit le quotidien du personnage. Ce n’est vraiment qu’au retour, en passant par un sous-sol qu’on constate que les force de l’ordre sont déjà débordées. On y rencontre la menace des mutants et le danger qui semblait d’abord lointain a un visage précis. Les informations données par le jeu sont d’autant plus limitées que le personnage est muet (il communique avec les PNJ mais ses propos ne sont jamais retranscrits), on découvre les événements en même temps que lui. Le mutisme donne aussi un autre aspect à l’expérience de jeu: le joueur est un juste voyageur dans le monde, on ne s’attache pas vraiment aux personnages qu’on croise. Les interactions limitées (qui peuvent aussi être des défauts) placent le personnage et le joueur sur un autre plan que les autres passagers du train, on est comme un étranger. Le seul qui prête attention au personnage pour lui-même, c’est le chasseur qui lui aussi est un étranger à la fois parce qu’il est techniquement un étranger : il est dit qu’il est parti dans un lieu inconnu peu après la formation du premier Conseil; mais aussi parce que lui aussi est un voyageur violent et désintéressé de ce qui l’entoure.

le rôle de l’écriture : renseigner sur l’autre et l’ailleurs

une des nombreuses conversations qui nous renseignent sur le lore

The Final Station utilise une mécanique bien connue des RPG (jeux de rôle) :la lecture de livres pour en apprendre plus sur l’univers. C’est une mécanique assez astucieuse car elle permet aux joueurs qui ne s’intéressent pas au lore et qui veulent juste jouer sans s’impliquer dans l’histoire de pas perdre du temps dans une multitude d’informations. Le jeu propose un système qui permet de « dynamiser » cette lecture; les informations importantes sont en couleur. Par exemple, les envahisseurs sont associés à la couleur rouge, quant au lieu de la première visite, c’est la couleur verte (cf. la photo ci-dessus). cette technique permet aussi de clarifier les propos: ceux que j’appelle les « Aliens » ou les « envahisseurs » sont simplement définis par « eux » et le rouge ce qui ne laisse jamais de doute sur le sujet de la discussion. Ce « eux » est une manière assez habile de pouvoir parler de quelqu’un/quelque chose sans avoir à définir qui/quoi précisément. La visite de prisons et autres lieux classifiés rendent logique cette concision du langage: la première visite est un traumatisme et nommer les envahisseurs est un tabou. Les prisons que l’on visite servent de lieux de détention pour les survivants de la première visite (appelés Colons) ou abritent des expériences visant à reproduire des humains plus évolués.

les humains qui survivent au gaz se changent en une espèce plus évoluée, avec les yeux blancs et semblent avoir des pouvoirs surnaturels.

Dans The Final Station, l’écriture est présente. Il y a d’ailleurs un mélange de plusieurs alphabets et langues qui donnent une impression de patchwork culturel. Ce mélange prend tout son sens puisque le jeu traite avant tout des rapports à l’Autre et de la difficile (impossible ?) cohabitation entre les Hommes. On retrouve du russe (langue d’origine des développeurs du jeu), de l’anglais, du coréen, du chinois et du japonais. Le monde est rempli de textes assez courts que l’on peut diviser en deux sortes : les messages du quotidien, traitant de la vie de tous les jours; et les messages avec un développement du lore. Les premiers visent à rendre réel et authentique le monde et les seconds rendent compte de l’univers particulier du jeu. Il est cependant parfois compliqué d’arriver à différencier les deux sortes de messages car comme dit dans la partie 1, chaque personnage à sa propre interprétation des événements et ce qui peut à un moment être un élément sans importance peut ensuite se révéler capital. Par ailleurs, on peut remarquer que les lieux de passages du mystérieux X. sont recouverts d’étranges symboles que l’on retrouve dans différents endroits liés aux envahisseurs: s’agit-il de leur propre écriture ? Du point de vue de leur représentation, ces symboles ont de quoi inquiéter, ils rappellent par leur forme des pentagrammes ou des signes occultes, ils sont illisibles à l’écran (comme si un simple cerveau humain était incapable de les déchiffrer) et sont écrits sur des murs, entre la peinture préhistorique et les gravures d’un fou. Ces signes ont quelque chose de mystérieux et peuvent être assimilés à des pratiques incantatoires; il est dit que les envahisseurs viennent par des portails; y a-t-il un lien?

interprétation personnelle : le temps, l’espace, les Autres

Le jeu propose de jouer dans une boucle temporelle et spatiale à plusieurs niveaux. Tout d’abord, la Seconde Visite ne diffère en presque rien de la première: les humains ne sont pas en mesure de riposter face à la menace et dans les deux cas l’attaque débute à l’Ouest du pays. Ensuite, du point de vue du voyage du joueur, la zone du tutoriel qui est un rêve est l’une des dernières parties du jeu. Cette boucle s’accompagne d’un retour physique: le jeu se termine dans la maison du conducteur de train et s’y termine. En effet, le trajet effectué en train forme un cercle nous ramenant au point de départ. La boucle permet de constater un avant et un après, lors de notre seconde passage, la ville de départ est entièrement peuplée de Colons aux yeux blancs ce qui n’est pas le cas au début. On comprends alors que la guerre est perdue, que tous les efforts ont été vains. Mais, la guerre n’oppose pas vraiment les Hommes aux envahisseurs mais plutôt les Hommes entre eux. Les seules traces supposées des envahisseurs sont des griffures et le cadavre du Gardien qui a été détruit. La scène finale laisse entendre que les envahisseurs ne sont pas venus coloniser la planète et que celle-ci va appartenir aux Colons; Colons qui semblent vivre dans une société plus vivante et harmonieuse (si on fait impasse sur le fait que leur société est fondée sur une extermination de masse) que ceux qui ont les yeux rouges.

Le jeu se plait aussi à brouiller les frontières entre le vrai monde et sa diégèse. Les auteurs de Stalker :pique-nique au bord du chemin sont présents dans le jeu et sont des héros à tel point que le calendrier semble prendre pour base l’anniversaire d’un des frères. Cet indice mêlé au fait que l’écriture soit issue de langages existant vraiment peut laisser penser que le jeu se passe sur Terre, dans un pays inexistant. Cependant, pendant une scène de nuit, on peut observer deux lunes et le wiki du jeu 3 avance l’idée que la deuxième lune serait en fait un reflet de la première dans un portail dimensionnel ou temporel (par lequel seraient venus les envahisseurs ?). Inclure des éléments réels dans une œuvre de fiction permet de la rendre plus crédible, d’autant plus que dans le cas ce jeu, le caractère science-fictionnel vient petit à petit et n’est pas visible dès le début qui se contente d’être un « simulateur de train ». les éléments réels ne disparaissent pas du jeu, ce qui permet de garder un ancrage dans le réel et le crédibilise. Par exemple, dans la Métropole, ville bâtie comme nouvelle capitale du pays, qui accueille le Gardien, une statue gigantesque des frères Strougatski et la tour du Conseil, la science-fiction est très présente, mais pour passe d’une zone à l’autre, on doit utiliser des bus ce qui apporte un élément connu des joueurs et qui facilitent la reconnaissance du lieu comme une grande ville importante pour la diégèse du jeu. Le jeu joue aussi avec un décalage permanent entre l’incroyable/ impossible et le trivial/humour. C’est à dire que les éléments science-fictionnels in game sont traités ou contre balancés avec une touche d’humour ou de non-sens qui rassure et permet d’imaginer la vie de tous les jours dans le monde du jeu. Par exemple, à côté des folles et inquiétantes notes X. on peut trouver une note sur un conflit entre voisins portant sur le vol d’une petite cuillère. De même, un personnage se plaint de la jeunesse qui passe son temps en boite, mais lorsque qu’on visite la fameuse boite, on se rend compte qu’il s’agit simplement d’un club de lecture. Ces exemples pourraient être multipliés. Cette culture du non-sens est bien plus présente dans l’art (et surtout la littérature) russe qu’en Europe occidentale. Le brouillage est complet entre le vrai monde et la fiction, le dramatique/pessimiste et le comique/absurde. Tous ce travail d’opposition et de complémentarité renforce la narration du jeu et réussit assembler tous ces éléments sans que cela paraisse hors-sujet, factice ou que ça aille à l’encontre de la diégèse: tous ces éléments hétéroclites ne brisent pas la suspension consentie de l’incrédulité.

Les Colons ont aussi une particularité assez étonnante: ils paraissent vivre dans un autre plan de l’existence. Il est quasiment impossible de communiquer avec eux et les rares conversations possibles renvoient à une incompréhension des deux partis. Quand on les rencontre, ils font preuve d’un grand détachement et semblent presque ne pas nous voir. Dans le DLC, le chasseur fait montre de ses pouvoirs de déplacement spatial et temporel; serait-il possible que les Colons, plus évolués que les autres, vivent dans une sorte d’espace alternatif ? L’opposition entre les Colons et les autres humains passe également par le rapport aux envahisseurs. Les yeux rouges, dans la grande majorité, craignent leur retour tandis que chez les Colons, ils semblent être l’objet d’un culte et les membres colons du Conseil font tout pour s’assurer de leur retour.

le dernier passager, bien à l’aise alors que les missiles pleuvent dehors

Une narration forte d’un rebondissement final déstabilisant

Quand on rejoue à The Final Station, on peut avoir un doute. Si on met de côté tout ce qui est nous est dit et qu’on ne se base que ce qui est vu et vécu; on peut avoir une nouvelle vision des événements. Reprenons tout avec seulement ce qui est certain: une centaine d’année auparavant, une catastrophe a eu lieu dans un canyon à l’Ouest qui a failli détruire entièrement le pays. Après ce désastre, un Conseil est mis en place pour empêcher un nouveau cataclysme. La catastrophe a deux autres répercussions qui sont un énorme progrès technologique (le Gardien, le Belus-07…) par l’exploration du canyon mais aussi l’apparition de nouveaux Hommes, plus intelligents, plus rapides; en bref, plus évolués. Rapidement, la nouvelle génération du Conseil (les enfants des premiers et le chasseur qui a disparu) est divisée en deux camps: préparer l’humanité à un nouveau stade, sous l’égide d’Arthur Vane (aka le Chasseur), ou rester fidèle aux premiers buts du Conseil, comme le veulent le Forgeron et Adam Thornton. Le Forgeron construit une machine gigantesque censée protéger le pays et Adam Thornton prend le contrôle des bunkers pour protéger la population; de plus, il se met en contact avec un architecte à la retraite pour construire des armes anti-invasion. Une centaine d’années plus tard, les capsules de gaz réapparaissent et l’alerte est donnée. Sauf qu’à un moment du voyage en train, on peut voir en arrière-plan une sorte de grand hangar rempli de capsules de gaz alignées. Et si…

A partir de ce point, tout repose sur une interprétation personnelle des événements. Je montrerai ensuite comment certains points restent toujours sans réponse.

Et si les envahisseurs n’étaient pas revenus, ou même, et s’ils n’avaient pas existé ? On ne croise jamais d’aliens et il n’y a aucun vestige de leur première venue. La zone de la Première Visite est dangereuse, on y trouve des artefacts technologiques de hautes valeurs mais seules sept personnes, dont fait certainement partie le chasseur, sont revenues sur des milliers d’aventuriers. On sait par ailleurs que les Colons sont des réfugiés venus de l’Ouest lors de la Première Visite et que leurs mutations viennent du contact avec un gaz. Quand on discute avec les PNJ, on se rend compte que le Gardien est une source de débats, certains le pensent inutile face à la menace, pour d’autres, il ne peut pas fonctionner. Dans le DLC, on apprend par ailleurs que son lancement tuerait la totalité des personnes vivant dans un certain rayon, c’est donc une arme très dangereuse. Mettons que les nombreuses recherches de l’armée sur les Colons aient permis une bonne compréhension du phénomène de transformation en mutant ou en surhomme, des membres « darwinistes » du Conseil pourraient avoir eu l’idée d’utiliser le gaz pour opérer une sélection, éliminer les éléments faibles de l’humanité et élever les autres à un stade nouveau. Le gaz est enfermé dans les capsules dans un lieu tenu secret, près du canyon de la Première Visite puis les capsules sont projetées partout dans le pays. Adam Thornton parvient à fermer à temps plusieurs bunkers pour empêcher les Colons ( ceux que le chasseur appelle « mon peuple » dans le DLC) de les envahir. Pendant ce temps, le conducteur du train aide à mettre en marche le Gardien qui se met en route vers le Nord, où sa carcasse est plus tard retrouvée. Peut-être allait-il vers la ville du conducteur qui est tombée sous le joug des Colons et où sont les membres du Conseil qui ont été ralliés à la cause darwiniste. Cependant, le robot est détruit et il est possible de faire un lien entre les notes militaires qui parlent de neutraliser le Gardien et le missile que le joueur lance. Il se pourrait que tout est été un complot pour faire évoluer de force la race humaine, au prix de la disparition d’une majeure partie de la population. Il ne faut pas oublier que selon un journal, les événements du jeu se déroulent lors du 134° anniversaire d’un des frères Strougatski, auteurs de Stalker: pique-nique au bord du chemin, qui sont décrits comme des grands héros pour avoir sauvé le pays alors qu’ils n’étaient que de simples auteurs. Comment des auteurs peuvent sauver quiconque d’un invasion d’aliens? l’invasion pourrait être une histoire de science-fiction. Une catastrophe a certainement eu lieu dans un canyon, beaucoup d’indices le laissent supposer, mais rien de permet d’affirmer qu’il s’agisse bien d’une attaque d’aliens. Cette théorie est supportée par le fait que le Chasseur présente le gaz comme un médicament pour faire évoluer l’Homme et ne fait pas directement référence aux envahisseurs comme s’ils n’avaient pas existé.

Cette vision permet d’éclaircir plusieurs points et rapproche également le jeu du film Stalker de Tarkovski qui laisse le choix de l’interprétation au spectateur: la Zone existe-t-elle ? Le danger est-il réel ? Le jeu peut aussi fonctionner sur ce même principe: durant la première partie, on croit à la réalité de l’invasion car on a des éléments qui vont dans ce sens mais en y rejouant, on peut avoir des doutes. Le fonctionnement de la zone de la Première Visite est aussi assez proche de la Zone des jeux S.T.A.L.K.E.R. : elle est dangereuse, fait muter les gens mais contient des artefacts entre la magie et la technologie qui intéressent le reste du monde . Je ne dis pas que mon interprétation est la bonne, mais qu’elle ne peut être que difficilement réfutée, aussi difficilement que de la confirmer dans sa totalité. En effet, ma théorie laisse toujours des points en suspense: qui est X. et qui le guide ? Pourquoi le Chasseur ne peut-il pas tuer lui-même le conducteur du train avant l’extrême fin? Pourquoi envoie-t-il le personnage du DLC dans une autre dimension/époque ? De quel test parle-t-il avec Adam ? En bref, le jeu n’a pas fini de nous livrer ses secrets. La particularité du jeu repose sur sa narration discrète et vague mais qui est omniprésente et riche pour qui s’y plonge. A mes yeux, la vraie réussite du jeu est la finsses de narration qui ouvre de nombreuses portes et laisse au joueur l’interprétation finale: l’important, c’est de nous faire rêver et penser.

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1: le lore est un terme propre au jeu vidéo qui désigne l’ensemble de la diégèse; c’est-à-dire tout ce qui le constitue le monde dans lequel on joue. c’est assez important d’avoir un lore solide quand on veut développer un univers crédible car il permet de le rendre « vivant » avec l’évocation d’un passé proche ou lointain, des héros, des mythes et des Ailleurs.
2: dans Portal 2, Wheatley nous rappelle la défaite de GLaDOS et les événement du premier jeu. Dans Skyrim, la scène de la charrette permet de présenter la situation. Dans Bioshock, on commence le jeu avec une présentation de l’idéal de Rapture par son créateur. Dans Les Souls, on a une intro qui présentent vaguement le but.
3: Le wiki qui est tenu par des fans et ne renvoie pas forcément à une volonté des développeurs. Ce qui y inscrit est donc une interprétation du rédacteur de la section. La théorie se situe dans l’onglet « setting » du wiki.

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