Le jeu vidéo et la poésie

qu’est-ce qui rend un jeu poétique ? Sa bande son ? Son style? Son sujet ? Un peu de tout à la fois ? Derrière cette question se pose celle « qu’est-ce qui fait que ce jeu est unique ? ». Bien sur, il y a pleins de types de poésies et toutes ne touchent pas les joueurs de la même manière.

« La poésie est la conscience d’un monde passé et d’un monde à venir. »1

Mais tous ces éléments ont une chose en commun: ils nous arrachent à la vie morne, ils nous font prendre du temps et du recul. Il peut s’agir d’un instant clé qui implique des répercussions dans le futur ou des éléments passés de première importance. Un instant de rupture. Un instant qui émeut parce qu’il est unique, ou qui marque au contraire une répétition. En terminant un bon jeu, on regrette parfois de ne pas pouvoir y rejouer à nouveau une première fois: redécouvrir les événements en pur novice. Rejouer à un jeu, même s’il est excellent peut être frustrant car on connait toutes les ficelles d’avance et même si elles peuvent toujours émouvoir, elles perdent de leur intensité.

Test de Ori and the Blind Forest par jeuxvideo.com

La poésie n’exclut pas l’action, et au contraire, l’invite. C’est l’action qui parfois détermine la poésie, il ne s’agit pas seulement d’une contemplation béate de ce que les développeurs ont bien voulu nous montrer. Par exemple, le combat contre Gehrman le Premier Chasseur n’est pas un simple combat comme il y en a tant dans Bloodborne . Tout d’abord, il revêt une signification symbolique car c’est l’affrontement du maitre et de l’élève, le premier chasseur contre le dernier. Enfin parce que le duel a pour but de tuer l’autre pour le sauver. En tuant son adversaire, ce dernier sort guéri du cauchemar de Yharnam, de la chasse incessante. Le combat est rude car chacun des deux personnages veut sauver l’autre. Le perdant se retrouve piégé dans le cauchemar jusqu’à ce qu’à nouveau, quelqu’un le défie et le tue. Le combat contre le vieil homme est le seul moyen de rédemption pour le perdant et pourtant, Gehrman accepte son sort et tue les prétendants pour les sauver. Pour de très nombreux joueurs, ce combat les a fait pleurer ou les a rendu triste. Il faut dire que la série des SoulsBorne est reconnue pour la portée symbolique et l’émotion qu’arrivent à créer les personnages, y compris des adversaires. Ce qui n’est pas poétique, ce serait la force brute, celle qui n’existe que pour elle-même, sans valeur symbolique.

la bande son du combat contre Gehrman

Des pixels auxquels on s’attache

Certains jeux peuvent développer un spleen, un vague-à-âme. Parfois, on ne sait pas pourquoi mais on a la sensation que l’on assiste à quelque chose d’unique: un décor qui s’harmonise avec la bande son, un espace particulièrement travaillé… ou des dialogues émouvants comme Child of Light qui touchent par leur simplicité et leurs sous-entendus. Certains jeux fait avec des logiciels comme Ren’py y arrivent à merveille. Des dialogues à choix multiples peuvent renforcer cette impression diffuse de poésie car on participe à notre manière à l’écriture poétique. Dans Ghost of Tsushima , il est même possible de composer ses propres haikus en fonction des éléments qui nous entourent.

Ghost Of Tsushima - Haiku Locations - PlayStation Universe

Inutile de s’attacher à tous les personnages, mais certains personnages nous accompagnent et leur départ laisse un vide poétique. Je pense notamment aux derniers instants que l’on passe avec Quirrel devant le lac dans Hollow Knight. On croise cet énigmatique personnage à plusieurs reprises et le voir disparaitre a quelque chose de poétique, c’est comme la fin d’une épopée, d’une amitié fictive mais bien réelle. Ce personnage nous a accompagné, aidé, parlé avec nous, il est malheureux qu’il disparaisse. Bien que cela puisse paraitre puérile, il faut bien avouer que l’on ressent quelque chose pour des personnages.

la dernière apparition de Quirrel

Le vers entouré de prose

Il faut aussi souligner que certains jeux amènent une dimension poétique par les thèmes abordés. Ces thèmes peuvent être des thèmes traditionnels de la poésie comme le duo eros et thanatos mais on peut également y trouver l’amour, la perte et le deuil, le rapport à l’autre et au monde. Ce noyau dur peut ne pas être vu du premier coup d’œil et certains jeux nécessitent que l’on y rejoue pour pouvoir en apprécier toute la profondeur, tout le propos. Ces jeux s’opposent à ceux que l’on voudrait redécouvrir mais ils ont en commun le fait que le fond nous a touché. Ce qui est le plus important. Chercher à comprendre pourquoi des développeurs ont, pendant des années, chercher à faire un jeu est une forme de quête à la récompense poétique. Trouver ce noyau caché qui a motivé des équipes de recherche peut avoir un caractère éminemment poétique. C’est pour cette raison que l’on ne peut pas se contenter de regarder des let’s plays sur le net. Il faut ressentir le jeu. Jouer à Limbo, ce n’est voir quelqu’un jouer à Limbo. Ce jeu incarne pour moi la simplicité poétique. Un but : retrouver sa sœur, deux actions possibles (pousser/tirer, sauter) et des énigmes. Car on reproche trop souvent aux jeux poétiques « une branlette intellectuelle » comme on peut l’entendre pour le Death Stranding de Kojima. Ici, tout est simple et la fin a de quoi rendre triste par sa simplicité.

Il est indéniable que certains jeux affirment une direction artistique, une bande son ou des thèmes qui revendiquent un aspect poétique. Ces jeux préfèrent généralement l’énigme pour permettre au joueur une approche plus contemplative comme le font si bien les les jeux de Fumito Ueda, Journey ou des jeux sur portables qui profitent des limitations techniques pour se tourner vers une approche qui n’est pas la recherche du détail.

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Journey offre une réflexion poétique sur le temps

Pour le philosophe Jean-Paul Sartre, le langage poétique utilise les mots d’une certaine manière sont des images qui représentent la signification plutôt qu’elle ne l’exprime. C’est d’autant plus vrai que dans le jeu que ce dernier passe par l’image (majoritairement) et l’image est directement plus frontale que le mot. On est face à des images qui représentent sans détour, là où il aurait fallu un long texte pour décrire l’image. On est prisonnier de celle-ci et de ce qu’elle dégage: parfois de la poésie et qu’elle soit diffuse ou en bloc, on n’y échappe pas.

Réalisme contre magie ?

On serait tenté de penser que les jeux réalistes, qui cherchent à imiter le réel ne peuvent pas porter de message poétique. Cette vision est issue de l’opposition entre jeux indépendants et jeux à grand budget. On attribue aux premiers un univers unique avec un message philosophique et aux seconds un réalisme photographique dont le but est de se confondre avec la réalité. Cette vision est supportée par la multiplication du ‘mode photo’ qui permet de tirer des clichés sans que l’on puisse dire s’il s’agit d’un jeu ou d’une prise réelle.

Pourtant cette vision binaire s’effondre si on prend le photo réalisme comme un nouveau moyen de contempler. Contempler un monde tel qu’il pourrait l’être. Ce désir d’évasion est intimement lié à la poésie qui pourtant à du mal avec le « trop réel ». Peut être le jeu vidéo est une alternative qui permet de considérer le réalisme comme quelque chose de poétique. Arpetnter les marchés traditionnels ou remonter la route des Incas dans Ghost Recon: Wildlands a quelque chose d’inexplicablement magique et poétique. Voir les survivance de croyances parfois très anciennes a quelque chose de poétique pour qui prête l’œil un instant. Par exemple, le culte de la Santa Muerte (Notre dame des os) existe vraiment et les différents lieux de cultes dégagent une aura particulière.

Le jeu vidéo est vraiment un médium à part, unique. Il déroge aux autres formes d’art car on y a une action active. Le joueur est invité à jouer. Jouer, ce n’est pas une acte poétique mais il ouvre une porte sur un monde nouveau. Au joueur de se comporter en De Brazza ou en Pissarro. « Poésie » vient du grec poiein qui signifie « faire, créer ». Il existe donc énormément de manière de créer du sentiment, de l’émotion chez les joueurs. Pour Malllarmé, la poésie est indissociable du langage; transposée dans le jeu vidéo, cette pensée permet de se rendre compte de deux choses: tous les jeux ne sont pas poétiques car tous ne font pas la démarche de se rendre poétique, mais aussi d’autres sortent du lot en travaillant sur la forme autant que sur le fond pour obtenir une petite boule parfaite sans fissure pour reprendre l’expression de Sarraute dans Les Fruits d’or. Il s’agit de suggérer l’Idée du sujet traité.

Pour terminer avec une nouvelle petite piste, on peut faire un lien entre rythme et la poésie. Un jeu poétique peut être contemplatif ou d’action mais cela doit être en accord avec le fond. Que ce soit le masque brisé du Vaisseau2, de la mort du colonel Melnik3, de l’envol d’Aurora4, ou du suicide de Siegward5, on a tous des moments qui nous touchent voire qui font pleurer. Le langage du jeu vidéo lui est propre et chacun le lit à sa manière.


1 :  George Gordon Byron in Les maximes et pensées (1788-1824)
2 : Hollow knight
3 : Metro Exodus
4 : Child of light
5 : Dark Souls III

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