Précision: dans cet article, « sentiment », « émotion », « humeur » et « sensation » seront pris comme synonymes. Je sais qu’il y a des différences et que chaque terme renvoie à des choses précises mais pour une évidente question de clarté tout sera dans le même bac. Ce qui importe est la réaction du joueur.
Un problème de perfection technique qui mène à une redéfinition du « bon » décor
D’une certaine manière, le jeu vidéo rencontre un problème identique au cinéma : si n’importe quel décor peut être fait par imagerie numérique alors les décors risquent de perdre de leur grandeur, de leur force car ils deviennent facilement reproductibles. Par exemple, un château immense marquera moins si on sait qu’il a été entièrement fait en post-prod1. Mais comme le jeu vidéo est uniquement fait en numérique, un profane pourrait penser qu’il est impossible de ressentir quelque chose devant un décor. Certes, le gigantisme touche peu (peut-être moins qu’avant ?); ce n’est pas le fait de voir la Tour Eiffel s’écrouler devant moi en manquant de m’écraser dans Call of Duty : Modern Warfare 3 qui va m’attrister ou m’énerver. Mais en dehors de l’esthétique du « trop »2, il est facile de trouver des paysages qui touchent, qui marquent les joueurs.

D’ailleurs, rendre des endroits emblématiques d’un jeu fait partie du travail de level designer. On peut dire que le niveau 0 serait un décor purement nécessaire, sans trace de recherche ni d’intention. Que faut-il pour dépasser cette base ? De nombreux éléments entrent en compte : l’atmosphère, les détails, la valeur du lieu dans la narration, la façon dont il est rendu vivant, la juiciness3… tout cela est très important car le jeu peut rester dans les mémoires mais aussi parce qu’on peut renouveler les clichés du jeu vidéo. Aussi, par exemple, avec de l’ingéniosité, les passages ô combien réputés ennuyants dans les égouts ou dans les marécages peuvent devenir des endroits uniques. Dans les deux premiers Métro (à savoir Métro 2033 et Métro: Last Light) bien que la majeure partie de l’aventure se passe dans les tunnels du métro moscovites, toutes les lignes et les différentes stations sont bien différentes avec comme exemples marquant le tunnel vertical dans lequel s’affrontent le nouveau reich et les communistes ou encore la mystérieuse D6, avec son ascenseur qui monte en diagonale.

La symbolique et l’évolution du lieu: des caractères décisifs
Pour qu’un lieu marque, il faut qu’il dégage quelque chose d’unique, qu’il raconte quelque chose. Dans The Darkest Dungeon, le manoir familial est donné comme LE lieu dangereux par excellence, avant même d’y entrer on sait qu’il sera difficile d’en venir à bout, que nos aventuriers vont probablement y mourir et que l’endroit cache un concentré de magie noire : il est le berceau du mal. Autre exemple, dans Le dernier DLC de Dark Souls III, The Ringed City, le combat contre Gael devenu fou reste mémorable non seulement pour Gael (qui donne toutes ses forces dans la bataille) mais aussi parce que l’affrontement a lieu après la fin du monde; toutes les civilisations se sont écroulées, les bâtiments sont en ruine, un désert s’étend à perte de vue, tout n’est que vestige et pourtant, l’enjeu du combat est la création d’un havre de paix éternel. Le lieu est d’autant plus marquant qu’il entre en parfaite harmonie avec le thème principal du jeu : le passage du temps et le sacrifice pour le futur. Ici, tous les lieux magnifiques que l’on a visité dans le jeu ne sont plus, il n’en reste que des traces furtives sur lesquelles se battent les deux derniers espoirs de l’humanité et/ou des Dieux.

Néanmoins, il ne faut pas penser qu’un décor est forcément figé, que la palette d’émotion qu’il procure est toujours la même. Quand on entre pour la première fois dans les Routes Oubliées (Hollow Knight), on a de l’émerveillement, mais aussi de la curiosité : pourquoi y a-t-il tant de charrettes qui trahissent un départ dans la rapidité ? Qu’y a-t-il dans l’œuf du temple ? Que veulent dire les différents panneaux que l’on croise ? Mais, quand on repasse plus tard, c’est de l’inquiétude et la nécessité d’agir rapidement que l’on ressent : l’Infection a déjà touché cette partie, les insectes sont plus agressifs et Dirthmouth, le village construit au-dessus de la zone est en danger. Il n’a pas fallu grand-chose aux développeurs pour que le lieu paisible dans lequel on débute l’exploration change totalement, juste quelques routes barrées, de nouveaux ennemis et des traces d’Infection mais c’est à peine si on retrouve la sérénité des premiers passages. A l’inverse, certains lieux obtiennent une vraie force car ils ne changent jamais et ils servent de points de repère au joueur qui peut se reposer ou explorer tranquillement. Dans cette catégorie de décors, on peut citer par exemple le lampadaire de la Fin des Temps dans Chrono Trigger ou le Dreadful Whale de Dishonored 2. Ces lieux, que l’on peut qualifier de base ponctuent l’aventure, marquent des temps morts, ils sont généralement dédiés aux dialogues avec les autres PNJ. Ils peuvent être explorer -ou non- sans que cela influe sur le reste de l’aventure. Call of Duty :Black Ops III a tenté d’en faire un, mais il demeure trop utilitaire et n’a aucun intérêt pour lui-même : il ne sert qu’à changer d’équipement, rejouer aux anciennes missions, ect… ce lieu n’est pas une source de repos ou de réconfort pour le joueur, contrairement aux exemples donnés plus hauts qui se satisfont à eux-mêmes.

Le jeu vidéo favorise-t-il certains ressentis ?
N.B. – cette partie de l’article est plus personnelle que le reste puisqu’elle se base sur les jeux auxquels j’ai joué et ne peut pas rendre compte ni l’entièreté des expériences vidéoludiques ni des différentes émotions que l’on peut ressentir et auxquelles on est plus ou moins sensible. Enfin, les jeux dont je parle sont des jeux majoritairement solo, les jeux multi ne véhiculent sûrement pas les mêmes choses.
On est en droit de se demander si malgré le large éventail de jeu vidéo qui existe, il n’y aurait pas des émotions qui seraient en majorité représentées. De mon expérience de joueur, les principales émotions sont la mélancolie, la solitude, la tristesse, la peur et la sérénité. Les jeux Metroid sont réputés pour leur ambiance dont la solitude est un caractère majeur mais cette solitude est assez souvent utilisée par de nombreux genres. Cela peut s’expliquer par trois éléments; tout d’abord la plupart des jeux proposent une expérience dans laquelle le personnage jouable s’oppose à son environnement (pas forcément sur le plan militaire) ce qui crée un sentiment de solitude car on n’a que peu d’alliés. Ensuite, beaucoup de jeux ne laissent le joueur « manipuler » qu’un seul personnage ou un groupe restreint aboutissant rapidement à une limitation des interactions entre les protagonistes et le monde dans lequel ils évoluent.
De même, la claustrophobie semble trouver une de ses meilleures incarnations dans le jeu vidéo, un bon nombre de jeux jouent sur cette pression permanente mais invisible: Metro, The Darkest Dungeon, Outlast, Five Nights at Freddy’s … Pour expliquer ce fait, on pourrait avancer que le joueur éprouve par lui-même les limites de son environnement, ce qui n’est pas le cas au cinéma, par exemple, où l’on voit quelqu’un d’autre être piégé; l’emprisonnement n’est alors pas une expérience personnelle4.

1: attention, il ne s’agit pas de dénigrer le travail des artistes VFX mais de faire remarquer que la trop grande utilisation d’effets visuels au détriment de maquettes, d’animatroniques et autres effets pratiques donne souvent un cachet faux et surfait au film (coucou la préquelle de Star Wars).
2: trop grand, trop majestueux, trop beau, trop propre etc…
3: Encore un terme intraduisible. La juiciness renvoie à tout un ensemble de petits ornements pas utiles mais qui rendent un jeu agréable à jouer. Par exemple les particules quand on marche dans le sable, les bestioles que l’on peut écraser si on marche dessus dans les donjons de Moonlighter… Un lien vers une vidéo intéressante qui porte sur l’importance de la juiciness : https://www.youtube.com/watch?v=Fy0aCDmgnxg&t=6s
4: Pour le cinéma, on pourrait même parler d’expérience collective dans le cadre d’une projection en salle.