On a tous eu affaire au deuil, et quand on parle de deuil, on a en tête le fameux schéma d’Elisabeth Kübler-Ross issu de son livre « Sur le chagrin et le deuil » avec les cinq étapes: le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation, illustrées par une courbe qui descend avant de remonter. Bien que ce schéma soit remis en cause par des psychologues et autres experts, il reste très prégnant dans nos esprits. Le deuil est présent dans l’art depuis longtemps et avec de nombreux avatars (la descente de Croix, les pleureuses, les masques rituels funéraires…) et un des plus récents n’est autre que le jeu vidéo. Sur internet, un type de vidéos a commencé à se faire une place: les « it’s just a game… » qui mettent en avant des morts inattendues, violentes, symboliques. Ces vidéos sont comme des memento mori de l’expérience du deuil que le joueur a pu expérimenter.

des métaphores subtiles mais percutantes
Si les triples A ont de grands moyens pour mettre en scène la mort de personnages emblématiques ( coucou Simon « Ghost » Ridley), les jeux indépendants tendent à préférer les métaphores et autres mises en scène plus subtiles. Pour commencer, penchons-nous sur le splendide Gris ! Ici, on incarne une jeune fille qui doit traverser différents niveaux à l’aide de quelques pouvoirs. Chaque niveau symbolise une étape du deuil et s’y voit attribuer une couleur et un don particulier. Aussi, dans le niveau dédié à la colère, les décors sont un camaïeu de rouges vifs et le pouvoir attribué est la capacité à se changer en masse solide et briser violement tous les obstacles qui nous barrent la route. Le level design se prête particulièrement bien à la quête de soi et de sens que sont les différentes étapes du deuil. Dans Gris, rien n’est dit, rien n’est écrit, tout se joue dans la subtilité des décors et le jeu convoque l’intelligence du joueur pour lui faire comprendre le message.

Dans un ordre tout à fait différent, mais tout autant métaphorique et profond, se trouve That Dragon, cancer qui place le joueur dans la peau d’un couple dont l’enfant est atteint d’un cancer incurable. Ce jeu est plus qu’inspiré par un couple existant (le père est l’un des développeurs du jeu) qui doit faire face à l’espoir, la déception, la mort et le deuil de leur enfant. Le jeu se compose de plusieurs niveaux, sans réel challenge, dans lesquels on déambule en entendant le personnage joué réfléchir et philosopher sur la situation. Chaque niveau oscille au sein d’une large palette d’émotions et de souvenirs: des lettres pour l’enfant, des messages sur répondeur de la femme ou de l’homme, des moments passés à jouer avec Joël (l’enfant). Par exemple, deux passages qui m’ont durablement marqué sont situés à l’hôpital. Dans le premier, on joue avec l’enfant malade dans un chariot que l’on fait déambuler dans les couloirs de l’hôpital à la manière d’une mini voiture. Le second arrive peu après: on quitte la chambre de Joël et on se retrouve face à une multitude de guirlandes avec des messages d’encouragement et des citations bibliques. Bien que l’on connaisse la fin avant même d’avoir commencé le deuxième niveau, on se prend d’affection pour le petit enfant et l’ensemble du jeu porte sur la relation tendue mais affectueuse que l’on entretient avec lui. On vit le deuil en même temps que les parents. Un jeu court mais intense.

l’acceptation de la mort pour un renouveau
Le deuil n’est pas une fin en tant que tel, il s’agit d’un passage entre la mort et autre chose, le plus souvent, la vie. Par exemple, Dans Legend of Zelda: Majora’s Mask, on est amené à récupérer des masques qui confèrent à Link différents pouvoirs ( nager sous l’eau, soulever des rochers…) or, en revêtant lesdits masques, qui sont en fait des masques mortuaires, on prend l’apparence de la personne décédée. Ainsi, on peut rencontrer des PNJ qui nous prennent pour leur père, leur fils ou leur amoureux disparus et ainsi leur permettre de délivrer un dernier mot à la personne morte. C’est une façon de placer un point d’orgue au deuil, de ne pas le faire durer éternellement. Il est également touchant de parler aux nombreux PNJ qui ne savent pas qu’il ne leur reste que trois jours à vivre avant que la lune ne s’écrase sur eux. Le joueur est en permanence en train de visiter des lieux qu’il sait condamnés (à moins de remonter le temps) et se dégage un sentiment de deuil par procuration comme si on assistait aux derniers moments de condamnés.

Dans d’autres jeux, il s’agit plutôt de comprendre sa mort pour se délivrer d’un poids et atteindre la rédemption. Murdered: Soul suspect nous place dans la peau de quelqu’un défenestré puis froidement abattu de plusieurs coups de pistolets. A nous de retrouver notre meurtrier dans le monde des âmes. Il s’agit de comprendre sa mort pour l’accepter. De même, dans Bioshock: Infinite, Elizabeth finit par noyer son père pour lui éviter de devenir un monstre. Le joueur voit défiler devant lui tous les moments de complicité, mais aussi de disputes, entre les deux protagonistes. Cette mort permet, dans une autre timeline, de sauver Elizabeth et d’empêcher Comstock d’arriver à ses fins. Un autre monde où Elizabeth et Booker peuvent avoir une vie tranquille.
Attaquons-nous à The Last Of Us: Part 2. Si le premier volet portait sur l’amour, ce second épisode a pour fil rouge la haine. En effet, la première partie avait pour sujet le deuil de Joel pour sa famille par le biais de la construction d’une nouvelle et l’amour qu’il voue à sa protégée, Ellie. L’opus qui nous intéresse prend une autre direction: Joel tué sous les yeux d’Ellie, celle-ci entame son deuil par une vengeance des plus sanglantes à la recherche des coupables. Le deuil prend fin avec le refus de tuer la responsable de la mort de Joel et le pardon final. Par delà le deuil et la haine subsiste la vie comme renouveau.

Finissons cette partie avec le deuil symbolique. Pour cela, je n’utiliserai qu’un seul exemple : Red Dead Redemption 1 et 2. Tous les personnages qui meurent amènent une sorte toute particulière de deuil: un deuil plus symbolique que concret. Ce que j’entends par là, c’est que l’ensemble des deux jeux traite de la mort d’un monde, celui des brigands, des pilleurs de banque, des attaqueurs de diligences et des cow-boys pour laisser place au monde moderne, avec de nouvelles valeurs et mœurs. Ce monde moderne est incarné par Edgar Ross, le principal antagoniste du premier jeu. Vêtu à la dernière mode, armé d’armes automatiques et se déplaçant en voiture, l’agent Ross personnifie le XXème siècle. De l’autre côté de l’échiquier, le brigand Dutch Van Der Linde s’oppose de toutes ses forces à ce nouveau monde et s’ancre définitivement dans le XIXème siècle. Avec l’élimination de la bande de Dutch, on porte le deuil du XIXème siècle et de la conquête du Grand Ouest. D’une certaine manière, on peut faire le rapprochement avec Marcel Proust qui décrit la déliquescence de l’ancien monde et de la vieille aristocratie au profit de la montée de la bourgeoisie au tournant du XIXème et du XXème siècle. Ce tournant, que ce soit d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, sera confirmé par la Première Guerre mondiale qui achèvera de façon brutale le XIXème siècle.
Le rage quit et le rapport du joueur au jeu
Il est une avant-dernière sorte de deuil qu’il me semble pertinent d’aborder: le lien qui unit le joueur à son jeu et amenant à l’inévitable mort de l’avatar. C’est arrivé à toutes et à tous et on connaît la frustration d’une mort que l’on juge injuste, inévitable, dégradante ou encore due à une trop grande difficulté. Cet écœurement peut mener au rage quit, autrement dit à l’arrêt instantané du jeu mais peut également amener à une nouvelle conception de celui-ci. On cherche alors à se surpasser pour réussir là où l’on a (de nombreuses fois?) échoué. La frustration et le sentiment de perte (le deuil) se changent en désir de dépassement. Cet aspect est particulièrement présent dans deux genres de jeu: le soulslike et le roguelike; tous deux partageant les principes du Die and retry voire de la permadeath (par exemple The Darkest Dungeon). Ce genre de jeu frustre par sa difficulté mais on y revient, encore et encore, pour toujours aller plus loin, quitte à mourir un grand nombre de fois. Il est de plus en plus courant de voir des streameurs casser leur manette ou leur clavier, à cause d’une erreur ou d’une attaque fourbe et punitive. Loin de ces idioties colériques, ces genres de jeu peuvent beaucoup apporter sur le concept de deuil et le rage quit en fait intégralement partie: enrager, quitter le jeu, tirer des leçons de sa mort et revenir jouer avec une nouvelle expérience. On retombe alors, en quelque sorte, dans le schéma d’Elisabeth Kübler-Ross. Je suis du même avis qu’Alt236 développé dans la vidéo sur Dark Souls à savoir: plus on en bave, plus on expérimente le deuil, plus on ressent de la satisfaction quand on vient à bout du boss qui nous a tant découragé de prime abord. Personnellement, combien de fois ai-je brutalement arrêté un Dark Souls après avoir perdu l’intégralité de mes âmes et mon humanité/ ma braise ? Un nombre incalculable de fois; pourtant à chaque fois, je revenais à la charge, eut-il fallu attendre des jours, voire des semaines sans allumer ledit jeu.

Vivre le deuil grâce aux jeux vidéos
Cette partie sera assez courte puisque tout est dans le titre. Je m’attarderai seulement sur deux cas qui sont par ailleurs assez connus dans la communauté des joueurs. Le premier vient d’une courte bande dessinée qui raconte comment un fils a donné à sa mère malade Animal Crossing pour qu’elle occupe ses journées. Pourtant, peu à peu, la mère est devenue une vraie accroc au jeu. Quelques temps après le décès de la joueuse, le fils relance le jeu et découvre que pendant un an, sa mère avait envoyé des cadeaux à son avatar en espérant lui faire plaisir. Il peut s’agir là d’une forme de e-deuil, les cadeaux ayant traversé le temps pour rappeler au fils combien sa mère l’aimait. Dans le second cas, il s’agit d’un joueur de The Elder Scrolls: Skyrim qui est décédé. Son frère a poursuivi la partie mais sans jamais sauvegarder afin de toujours revenir sur la dernière sauvegarde de son défunt frère et continuer encore et encore l’aventure. Pour lui, il s’agit là de faire vivre encore un peu son frère. Il raconte comment passer du temps à observer les dernières images que son frère a vues, l’a aidé. La communauté de Skyrim a été touchée par ce récit et a décidé de créer un mod qui consiste en une stèle fleurie à l’endroit de la dernière sauvegarde pour perpétuer la mémoire de leur « co-joueur ».

Pour conclure
Le joueur est investi par les personnages qu’il joue et/ou est amené à rencontrer. Leur mort entraine un réel sentiment de deuil, ce qui peut paraître étrange pour ceux qui n’ont pas l’habitude de jouer « après tout, ce ne sont que des tas de pixels« . Cependant, tout comme les autres formes d’art, le jeu vidéo est susceptible d’émouvoir, y compris dans les registres les plus tristes. Il y a aussi le lien entre le joueur réel et le médium qui est à envisager, comme nous l’avons vu. Et ce lien est d’autant plus important dans notre monde ultra technologisé qu’il soulève de nouvelles questions concernant le e-deuil, le deuil en ligne, qui touche aussi bien les jeux que les réseaux sociaux.
Rahlala, toujours aussi pertinent. Merci pour ce bel article, qui m’a fait ressentir certaines émotions que j’ai moi même déjà expérimentées dans le JV avec The Witcher. Beau travail de recherches !
J’essaierai de penser à laisser un com’ à chaque fois pour le référencement 🙂
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Merci beaucoup ! 😀
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