
Démarrée en Novembre 2021 sur la plateforme Netflix, Arcane compte à ce jour une seule saison composée de 9 épisodes de 40 minutes chacun. Série américano-française, elle a su tirer profit au maximum des qualités de ces deux origines pour livrer un résultat très inspiré. Un article un peu long pour une série très riche !
Arcane, une série de Riot Games pour développer l’univers de League of Legends
Riot Games est une entreprise de développement et de publication de jeux vidéo qui s’est fait connaître grâce au phénomène mondial qu’est League of Legends (2009) et le récent Valorant (2020). League of Legends connaît rapidement un succès fou grâce aux nombreux personnages et aux multiples tactiques que le jeu permet. Même en 2021, soit 12 ans après sa sortie, LoL est toujours un des jeux les plus streamés sur Twitch. Riot Games a su tirer au maximum les potentialités de son premier jeu car sur les 7 jeux vidéos publiés par l’entreprise, 6 se déroulent dans l’univers de LoL ! Ce jeu a su se renouveler constamment en apportant de nouveaux personnages jouables, de nouveaux terrains d’affrontement… mais aussi en développant un univers extrêmement riche. En effet, chaque personnage est rattaché à un lore commun qui se base sur une multitude d’histoires et de régions. Une série télévisée est un excellent moyen de développer une de ces histoires et de montrer l’évolution des différents personnages. En effet, si Arcane tourne surtout autour des relations entre Jinx/Vi et Viktor/Jayce, on retrouve plusieurs personnages de League of Legends tels que Caitlyn, Heimerdinger, Singed ou encore Ekko. Chose qui fait plaisir, ces personnages secondaires ne sont pas là pour le fan service mais tous jouent un rôle important dans le déroulement de l’histoire. Croisons les doigts pour que la deuxième saison soit de cette même qualité.
Par ailleurs, ce qui est très sympathique, c’est que la série ne joue pas des références propres au jeu vidéo, phare du studio: l’ensemble des épisodes se suffit à lui-même et il n’y a aucune nécessité d’être un grand joueur de LoL pour apprécier la série. C’est au contraire un véritable plaisir de suivre les aventures folles des personnages, tout en restant un néophyte car on prend un vrai plaisir à découvrir, pas à pas, les multiples rebondissements qui vont les façonner tels qu’ils sont dans le jeu. Aussi cet article ne traitera que de la série et de ce que l’on y voit -ce qui explique pourquoi il est « hors série » – et fera un minimum de liens avec LoL. De même, il n’y aura pas de spéculations de fan ( Vander est-il Warwick ? Qui sont les parents de Powder et de Vi ?)
De nombreuses inspirations qui enrichissent la fable
L’histoire s’articule principalement autour de deux duos. Le premier est constitué de deux sœurs Powder/Jinx et Vi dont les chemins radicalement différents les mènent dans deux camps différents. Le second est celui des deux scientifiques idéalistes : Jayce et Viktor qui, de partenaires -presque frères- vont peu à peu s’opposer. Autour de ces deux axes vont graviter une multitude de personnages et d’intrigues dont l’élément principal est l’affrontement ente deux mondes intrinsèquement opposés. Dans ces multiples éléments, on peut remarquer facilement qu’on trouve des paraboles, des métaphores, des réinterprétations de fables ou de récits connus. Bien qu’ils soient nombreux et de genres variés, aucun ne vole la vedette au titre qui reste à l’honneur.
La première influence notable est celle du genre steampunk. L’ensemble des décors et des outils/armes/ moyens de transport renvoie à l’art déco « modernisé » par un progrès sans limite. Les lieux visités font fortement penser à Bioshock Infinite (2013), la saga Dishonored (2012-2017) mais aussi à Prey (2017). Par ailleurs, ces deux derniers jeux n’inspirent pas la série que par leurs décors, mais également par un de leurs éléments clé : le Français Cédric Peyraverney. Bien qu’il ne soit pas directement impliqué dans le concept art d’Arcane, on sent en permanence sa trace dans toute la série. Cela se traduit par le côté sérieux et violent dans les traits graves des personnages. De Cédric Peyraverney, on a également gardé la grandeur architecturale qui regorge de détails. Que ce soit dans l’élégance altière des grands bâtiments de la ville haute ou la rouille crasseuse qui dévore les bas-fonds, le lien avec Dishonored se fait plus insistant à chaque visionnage.

Au jeu des références, on retrouve de nombreux récits liés à la dangerosité du progrès scientifique aveugle. Le célèbre dicton de Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » semble s’incarner à la perfection dans Arcane. Dès le premier épisode, on a un aperçu de cette dangerosité quand la future Jinx fait tomber par inadvertance un orbe magique obtenu par la science qui fait exploser tout un immeuble. Les épisodes suivants renforcent cette dualité progrès/danger avec la maitrise, par la science, des arcanes magiques. D’abord utilisée en vue d’améliorer le quotidien des gens, cette nouvelle technologie devient rapidement un privilège de la haute ville et se voit par la suite confier un rôle militaire. Elle permet, à la toute fin, la mise au point de l’arme de Jinx qui lui permet de faire exploser le Concile. Ainsi, on peut comparer Viktor, jeune scientifique malade et mourant, au docteur Octopus de l’univers Spiderman, qui lui aussi a des intentions altruistes mais va chercher dans la science le moyen de se guérir. Cela n’est pas sans rappeler les récits chevaleresques narrant l’errance de personnages en quête de la fontaine de Jouvence ou du Saint Graal qui peuvent tout guérir et offrir une jeunesse éternelle. On peut également penser qu’en imaginant le cœur hextech (artefact très puissant qui mêle science et magie), les concept artists avaient en tête l’Héliacube de la série française Wakfu (2008-2017). Cet objet surpuissant consume la vie autour de lui pour accumuler une grande quantité d’énergie censée permettre à Nox de voyager dans le temps pour éviter ses erreurs passées. C’est peu ou prou le même fonctionnement pour le cœur hextech: il permet à son utilisateur d’altérer la nature des choses mais finit toujours par détruire le vivant qu’il absorbe ( le sang, la secrétaire de Viktor…). Dans les deux cas, l’utilisateur finit par être totalement obsédé par l’objet au point d’en perdre son humanité.
A ce niveau, mais aussi dans l’ensemble de la série, on a régulièrement l’impression d’assister à une réinterprétation de l’apprenti sorcier dont on retrouve les trois principales étapes: le personnage, ombre d’un mentor, l’ascension et le dépassement du mentor via le jeu avec le feu, la perte progressive de contrôle sur ce qui est crée. Ainsi, les gantelets magiques inventés par Viktor et Jayce pour faciliter le travail des mineurs deviennent des armes une fois équipés par Vi. De même, alors que le but est la recherche appliquée au quotidien des gens, elle devient peu à peu corrompue par les ambitions personnelles de chacun. A l’apprenti sorcier, on peut joindre le pacte faustien qui unit les ambitions et les actions les plus altruistes à un prix toujours trop cher comparé à ce qui a pu être réalisé.
Deux mondes profondément différents
L’opposition entre la ville haute (Piltover) et les bas-fonds (Zaun) est à tous les niveaux. D’abord au point de vue graphique : Piltover cultive la clarté, la nature domestiquée, les constructions aériennes en verre, tandis que Zaun (situé sous la ville haute) se caractérise par la rouille, les teintes grises et verdâtres, la roche à nu et les taudis. Les deux espaces proposent la verticalité, mais dans deux visions différentes. D’un côté, l’élévation permise par la technologie, de l’autre, les fissures et autres gouffres dans lesquels s’abiment tous les rebus de l’humanité. Plus on descend dans l’espace, plus on descend dans l’échelle sociale jusqu’au fond, où l’on ne trouve plus que des formes craignant la lumière, ravagées par la drogue. A aucun moment, on ne doute que la série tient un propos politique très social. Pour éviter toute radicalité, il est important de noter que les deux mondes ne sont pas hermétiquement fermés, il y a des transfuges: Viktor, issu des bas-fonds, devient l’assistant d’Heimerdinger puis l’associé de Jayce, Caitlyn parcourt toutes les strates de la ville, et après son éviction du conseil, Heimerdinger s’aventure dans les couches populeuses de Zaun. Ces transfuges permettent de faire ressortir une nouvelle réalité: l’idéalisme technologique de Piltover n’a pas atteint Zaun. Alors que Piltover se complait dans un idéalisme détaché du monde, au contraire, c’est l’empirisme qui règne dans la sous-ville comme le montre, par exemple, la différence entre les recherches sur les orbes magiques, qu’elles soient menées par Jinx ou Viktor.
Un élément intéressant à noter est l’utilisation du masque et de la capuche. Selon moi, cette utilisation reflète parfaitement les relations de classe entre la haute ville de Piltover et les bas-fonds de Zaun. Les masques sont utilisés par les pacifieurs, unité de gardiens de la paix/militaires utilisée par Piltover pour garantir la sécurité et réprimer les émeutes ouvrières. A chaque fois que ces personnes se rendent dans la ville basse, elles portent un masque à gaz qui recouvre le bas du visage. On peut expliquer ce comportement par le fait que l’air de Zaun est particulièrement pollué par les rejets de Piltover issus de l’activité industrielle et chimique (charbon, métaux lourds etc…). C’est pour se protéger de ces miasmes que les soldats portent ces masques. Ils marquent cependant une relation politique et sociale : la population pauvre est laissée à son compte, empoisonnée par ce qui permet le confort des plus riches, tandis que ces derniers se protègent des effets néfastes du progrès. Ce masque, élément d’apparence insignifiant reflète pourtant un mépris de la classe supérieure qui préfère se protéger plutôt que de prévenir le mal, quitte à laisser sur le bas-côté toute une partie de la population. A l’inverse, la capuche cache le haut du visage et est utilisée par les couches inférieures de la société lorsqu’elles se rendent dans la haute ville pour commettre des larcins. Cette capuche est surtout utilisée par Vi pour se dissimuler mais le principe est similaire aux masques utilisés par les freedom fighters d’Ekko.

Les pacifieurs, justement, parlons-en ! Dans le premier épisode, ils sont montrés comme des gardiens de Piltover qui empêchent tout trouble public, mais, au fil des épisodes, ils sont utilisés de plus en plus comme un moyen de répression. Ils représentent parfaitement l’idéologie positiviste de la ville haute: habillés de bleu et d’or, ils sont les premiers à bénéficier du progrès en matière d’armement. Leur rigidité, leur nombre et manque de pitié en font de parfaits soldats que l’on peut associer aux spartiates, lien renforcé par la petite crète qui culmine au sommet de leur casque. Ils sont déshumanisés par leurs uniformes identiques, leurs masques à gaz parfois complétés par une visière insectoïde. Personnellement, ils me font beaucoup penser au triptyque d’Otto Dix La Guerre et à son soldat masqué dont aucune parcelle d’humanité ne subsiste. Les pacifieurs s’opposent radicalement aux ouvriers, armés de bric et de broc, sans armure… Les seconds veulent revendiquer leurs droits, les premiers servent à assoir le pouvoir déjà en place.
De nombreux éléments technologiques reflètent la différence entre le dessus et le dessous. Les moyens de transport en font partie. Alors qu’en haut, on voit des dirigeables ou des voitures, les freedom fighters d’Ekko ont recourt à des planches de skate volantes ou des véhicules monocycles rapiécés. On y retrouve la différence entre le déplacement avant-gardiste et urbain de la génération hip-hop. A propos de moyens de transport, on peut noter qu’il existe deux moyens de faire la jonction entre Piltover et Zaun: soit les ascenseurs, soit un très grand pont. Encore une fois, on peut comparer ces situations fictives à des villes existantes. De tels ascenseurs existent bel et bien comme c’est le cas pour la ville de Mexico qui oppose, dans la ville basse, une population dense et chaotique et sur les hateurs les plus privilégiés. Pour ce qui est du pont, on peut prendre pour exemple Lagos, au Nigéria, dont le Sud de la ville, riche, est relié à des espaces plus pauvres voire carrément précaires (bidonvilles).

En plus de l’esthétique et de la géographie, le haut et le bas sont différenciés par la culture qui les anime. Dans la ville haute, on assiste à une scène d’opéra qui sert en fait de lieu pour les mondanités. Dans la ville basse, au contraire, on entend de la musique rock, hip-hop et rap (on peut entre autres entendre Get Jinxed). L’affrontement entre Jinx et Ekko est visuellement et auditivement très fort: tout évoque la culture hip-hop (pour regarder, cliquez ici). Le rock se glisse même dans le générique, signé Imagine Dragon, qui avait déjà composé pour Riot Games en 2014. De même, si à Piltover, les espaces sont vastes et ouverts, en bas de Zaun, on a le droit à de petites boutiques plus ou moins lugubres et à des étals sauvages. On peut citer par exemple le bazar de Bento qui sert de point de revente à des objets volés ou au bistrot « la Dernière Goutte » qui devient ensuite une boîte de nuit underground qui sert de façade aux activités mafieuses de Silco. Deux mondes, deux ambiances.
Le mythe du progrès
Comme cela a été évoqué pus haut, le progrès est omniprésent dans la série. Piltover se présente comme la ville de de la science, de la technologie par excellence. Comme le souligne le steampunk, l’époque à laquelle il est fait référence est la seconde moitié du XIX° siècle et le début du XX°. Cette époque est celle de l’essor des sciences, du positivisme à tout prix et des grandes révolutions industrielles. Tous les éléments visuels nous rappellent cette période: les grands dirigeables (et par là, la conquête de l’air), les hauts immeubles de métal et de verre. Mais ce n’est pas tout ! Même les lieux dans lesquels se déroule l’action renvoient à cette période. On trouve pêle-mêle un dock pour marchandises, un entrepôt industriel, des laboratoires de savants, des quartiers pauvres de travailleurs, une grande fête de la technologie qui n’est pas sans rappeler l’exposition universelle qui a vu naître la Tour Eiffel, le Palais de l’Industrie, le Crystal Palace… autant de lieux qu’il ne serait pas étonnant de voir dans le monde d’Arcane. Néanmoins, ce progrès à tout prix entraine un risque, celui de la corruption d’inventions altruistes pour des fins perverses. Ainsi, à la fin de la saison, des outils fabriqués pour aider le quotidien des plus démunis sont utilisés comme des armes. De plus, l’intervention de la mère de la conseillère Mel qui veut faire de la technologie Hextech une arme de grande ampleur est un clin d’œil direct au projet Manhattan. Mis au point lors de la Seconde Guerre mondiale par les Etats-Unis pour gagner la guerre face au Japon, ce projet a rassemblé une grande quantité de chercheurs (dont les plus connus sont Albert Einstein et Enrico Fermi) pour produire, à leur insu, Fat Man et Little Boy, les deux bombes atomiques qui ont rasé Hiroshima et Nagasaki. Ce clin d’œil plus qu’appuyé est confirmé par les souvenirs d’Heimerdinger qui montrent un violent rai de lumière ravager toute une ville. 1945 marque une rupture nette: quand le monde prend connaissance du potentiel destructeur du progrès, ce dernier se dissocie de la notion d’amélioration (voir l’éditorial de Camus pour Combat); union débutée avec la période des Lumières et qui a connu son apex avec le positivisme. Pourtant, il n’a pas fallu attendre les bombardements nucléaires pour que certains esprits déchantent. En effet, la série, avec les explosions magiques que produisent les orbes de Jayce cite en filigrane Alfred Nobel, inventeur suédois qui mit au point la dynamite pour faciliter le travail des mineurs chargés de percer des tunnels ferroviaires dans les montagnes. Mais, rapidement, l’invention est utilisée par les militaires comme explosif sur les champs de bataille. Nobel, qui a vu son travail utilisé à mauvais escient, a décidé de créer le fameux prix qui récompense les créations les plus importantes pour la pérennité de l’espèce humaine.

Le progrès est en permanence représenté. Par exemple, la plupart des membres du Concile en porte la trace: on y trouve l’inventeur de renom Heimerdinger, mais chez d’autres personnages, c’est le chara-design qui évoque le progrès, l’une des conseillères arbore un collier mouvant fait d’engrenages, un autre revêt une carapace de métal recouvrant la totalité de son visage, un troisième se révèle être un grand consommateur de puzzles et autres casse-têtes, une dernière est une influente mécène qui a soutenu les recherches de Jayce sur la magie. Ce Concile, d’abord récalcitrant aux recherches de Jayce, finit par être convaincu des indéniables avantages que la science magique peut procurer. Le seul élément réticent, Heimerdinger, très âgé, a pu voir, par le passé le danger de la science qui pensait pouvoir contenir la magie, finit par être évincé du Concile.
Pour conclure cette partie, je vais revenir sur le titre que je lui ai donné: le mythe du progrès. Ici, par « mythe », je n’ai pas voulu sous-entendre que le progrès est vain ou que les moyens traditionnels sont meilleurs. Ce que j’ai voulu montrer, c’est que le progrès pour lui-même n’est pas une fin (dans la série en tous cas) et qu’il peut être utilisé à des buts imprévus. Même l’optimiste rêveur Heimerdinger finit par comprendre que la science comme fin n’est pas viable.
Une histoire politique qui mêle vie privée et grande Histoire
Une des grandes réussites de la série, c’est d’avoir su mélanger habilement les deux histoires (avec un grand et un petit H) pour donner un résultat savoureux. Si on ne devait garder qu’un exemple, je prendrais la toute fin de la première saison: Jinx, folle de désespoir après avoir tué Silco et compris que ses relations avec sa sœur ne pouvaient qu’être tumultueuses, lance une roquette en direction de Piltover, sur la chambre du Concile. Ce même Concile qui, au même instant, décide de stopper les violences envers les bas-fonds et reconnaît l’indépendance de Zaun vis-à-vis de la ville haute. On comprend aisément comment cet acte spontané va changer l’entièreté des relations qu’entretiennent les deux endroits. Au fil des épisodes, on voit en profondeur comment la vie privée influe sur les choix politiques et comment la situation politique guide la vie privée des différents protagonistes. La relation que nouent Jayce et Mel, d’abord manigancée par cette dernière pour rallier à son camp le jeune homme finit par devenir saine et réciproque. C’est plaisant de constater que rien n’est fixe, que tout peut basculer par un discours, un acte, une gâchette … Tous ces petits événements qui ponctuent la vie des personnages et les marquent, contribuent à forger cette vaste fresque politique qu’est la série. Chacun y joue son rôle, souvent ambigu.
Ambigu, parce que le rôle des personnage change au cours de leurs désillusions respectives. Que ce soit Viktor, Vi, Jayce, Jinx, Heimerdinger ou encore Caitlyn, tous ces personnages voient combattre, en eux, leurs valeurs et la réalité des choses, ce qui mène à leur désenchantement. Car il faut le souligner, tous les personnages de la série sont cruellement humains, et c’est là leur « faiblesse ». La folie de Jinx peut s’expliquer par les abandons successifs de sa sœur, la mort qu’elle cause à ses amis et ainsi de suite. Même le grand méchant mafieux machiavélique qu’est Silco éprouve des sentiments humains très forts et il se comporte comme tel à plusieurs reprises au cours des épisodes. C’est leur humanité qui les pousse à se remettre en question et à prendre des décisions qui vont parfois à l’encontre de leur intérêt ou de leurs valeurs.
Aux valeurs s’opposent aussi l’ambition personnelle et la réalité politique. On en prend clairement conscience quand Silco explique à ses rivaux comment il s’y est pris pour survivre et prospérer dans les bas-fonds. Il fait une comparaison de sa situation avec le renard et le loup. On peut y déceler un double message. Le premier renvoie à une fable de La Fontaine qui explique pourquoi il est inutile de se prendre pour ce que l’on est pas et qu’il faut laisser vivre sa véritable nature. Le second renvoie quant à lui à une phrase de Machiavel parlant du renard et du lion dans Le Prince (1532). L’auteur conseille au prince d’avoir la force du lion pour tenir en respect les autres et la ruse du renard pour déjouer les pièges qui lui sont tendus. Dans cette parabole, Machiavel explique que le lion peut faire face et effrayer les loups mais tombe dans les pièges des chasseurs, contrairement au goupil qui sait les éviter mais qui ne fait pas le poids face aux loups. Le bon prince serait alors celui qui sait gouverner et étant tantôt le premier animal, tantôt le second. Cela illustre parfaitement la politique que mène Silco qui mêle corruption, pot de vins, enlèvements, et ceci au vu de tous. Par là même, il arrive à s’attirer la crainte mêlée d’admiration du peuple de Zaun tout en représentant une menace fantôme permanente pour Piltover.

Pour en finir avec l’aspect politique, il est essentiel de souligner qu’une bonne partie de l’action est portée par des personnages féminins, bien plus nombreux que les hommes. En effet, les femmes ont un rôle scénaristique plus important. On peut dire que c’est rafraichissant de voir des femmes tirer les ficelles d’un scénario sans qu’elles soient reléguées à des rôles dépendants d’hommes. Ces femmes sont toutes, à leur manière, fortes tout en laissant apparaître des cicatrices profondes ou des points faibles. Il n’y a à aucun moment de l’idéalisation !, au contraire, comme dit plus haut, tout le monde est extrêmement humain. Elles n’occupent pas forcément des rôles où on a l’habitude de les voir (épouses ou mères par exemple) et entretiennent entre elles des relations compliquées et variables. Par exemple, le duo formé par Vi et Caitlyn est un odd couple, c’est-à-dire un binôme inattendu tant tout les sépare. J’en prends à témoin un moment de complicité que les deux partagent dans la chambre de Caitlyn alors que pourtant elles sont dans des positions similaires mais opposées, à la façon d’yin et d’yang. Pourtant, les deux vont finir par bien s’entendre au point de se sauver mutuellement la vie et se battre côte à côte. Fait amusant, leur différence se retrouve même dans leur façon de combattre, Caitlyn, en tant que pacifieur, utilise une arme à feu et Vi privilégie ses poings. Ce duo n’est pas non plus une innovation de la série puisqu’on avait eu l’opportunité de les voir combattre ensemble dans une vidéo de 2020.

La famille, ce personnage central invisible
La famille est une notion presque incarnée dans la série tant elle est présente. C’est d’ailleurs autour des relations familiales que tournent la plupart des intrigues. Le principe de famille est présent dès les premières minutes du premier épisode: on y voit une révolte des bas-fonds contre les forces de l’ordre de la ville haute durant laquelle meurt la famille de Powder et de Vi. Un personnage sort alors de la fumée, c’est Vander, l’instigateur de la révolte. En voyant les deux orphelines, il prend conscience des conséquences de ses actes et décide d’adopter les deux sœurs. Pendant plusieurs années, c’est Vander qui va s’occuper d’elles. Elles vont s’entourer de quelques amis, dont Ekko, et former une sorte de famille. A la mort de Vander, Powder va trouver en la personne de Silco un nouveau père. Les familles, dans la série, se font et se défont au fur et à mesure des péripéties. Par exemple, on assiste à l’union improbable de Silco et de Powder alors que ce premier est directement impliqué dans la mort de Vander avant que Powder, dans un réflexe, pour protéger Vi mette un terme à la vie de celui-ci. Silco, que l’on pensait manipulateur et responsable de la folie de Powder, livre un secret à celle-ci : il l’aimait du fond de son cœur et ne l’aurait jamais vendue aux autorités de la ville haute. Autre retournement imprévu: la conseillère Mel, amoureuse de Jayce, découvre à la fin de la saison que sa mère ne l’a pas bannie de la famille pour sa faiblesse mais parce que son regard lui inspirait une certaine tendresse qu’en tant que chef de guerre, elle ne pouvait supporter. S’agit-il d’un mensonge, d’une vérité ? Le brouillard de l’ambiguïté est on ne peut plus dense.

On pourrait résumer l’ensemble de la série par la quête d’une famille stable. Qu’il s’agisse de Jayce, issu d’un clan mineur, qui arrive à se hisser au sommet de Piltover et à s’attirer l’amour de Mel; de Mel, tiraillée entre ses valeurs et sa famille; de Powder et Vi qui se croisent à plusieurs moments sans arriver à vraiment se comprendre; de Viktor, tiré des bas-fonds et qui a réussi à devenir un brillant scientifique pour sauver la ville pauvre sous Piltover qu’il considère comme sa famille; de Caitlyn en perpétuel conflit avec sa mère, une influente conseillère pour qui les bonnes fréquentations de sa fille sont un sujet récurrent; d’Ekko, qui a formé un groupe de freedom fighters avec qui il a fondé une grande maison-arbre; de Silco qui se comporte comme un vrai père auprès de Powder au point de tout tenter pour lui sauver la vie; on assiste toujours au même type de recherche. Le même Silco, est d’abord présenté comme l’antagoniste principal, autrefois un proche de Vander qu’il considérait « comme un frère« , avant que ce dernier ne le trahisse. Quand on dénoue les fils des relations, on remarque que tous sont plus ou moins reliés par des liens familiaux. Ces familles multiples peuvent être comprises au sens le plus restreint (l’héritage sanguin), ou de manière abstraite (le groupe, le Concile…). On constate également que même les personnages secondaires peu développés comme Markus ont une famille. Ce dernier se laisse corrompre pour offrir un meilleur avenir à sa famille avant que sa fille ne serve d’otage à Silco. Au moment de sa mort, ses derniers mots iront à sa fille, dans une phrase qui demeurera inachevée.

Or, si la famille peut être comprise selon un raisonnement abstrait, comment la définir ? La réponse vient de la relation que Silco entretient avec son bras droit: la loyauté. La gentille Powder devient Jinx la terroriste folle quand cette loyauté avec sa sœur Vi est brisée. Pour reprendre les termes de Silco, tout peut se résumer à la loyauté qui joue le rôle d’agent de cohésion dans les bas-fonds. L’admiration ne suffit pas, il faut en permanence assurer ses arrières. Cette loyauté peut s’acheter (Markus) ou bien s’obtenir (Jinx). Si celle-ci, réelle ou rêvée, venait à être brisée, alors les personnages tomberaient dans la solitude associée à la folie schizophrène dans le cas de Jinx. Pourtant, il ne faut pas non plus trop idéaliser la famille: elle est aussi vecteur de nombreuses dissonances comme le montrent les personnages de Mel, de Caitlyn ou encore les disputes entre Powder et Vi ou entre Vi et Vander. En tout cas, cette notion centrale de famille apporte un sens à l’existence des différents personnages, en bien ou en mal.
Pour conclure, si la série est une franche réussite à bien des points de vue, c’est qu’elle a su condenser de nombreux sujets sans les réduire à une peau de chagrin ou les affadir. Beaucoup d’éléments y sont présents et bien représentés en seulement 9 épisodes. Espérons que la deuxième saison sera à la hauteur sans non plus se contenter de recycler la première saison… Un défi ardu dont j’ai énormément hâte de voir le résultat !