l’équité herméneutique face au jeu-vidéo

Quand on joue à un jeu-vidéo, on opte pour une position particulière très ambiguë: d’un côté, on reçoit et on accepte ce qui nous est donné, de l’autre, on ne peut s’empêcher de penser que ce ce qui nous est donné est insuffisant et qu’il faut réfléchir, interpréter, créer des liens. Ce principe s’applique non seulement à de nombreux jeux-vidéos, mais aussi à l’art en général. Cette position double constitue la base de l’équité herméneutique. Cette équité est au centre de tout effort naturel de compréhension mais est aussi la règle fondamentale de l’interprétation à partir du siècle des Lumières. Chercher à trouver le sens d’un jeu, d’un texte, d’une œuvre d’art revient en quelque sorte à lui rendre justice. Cette position est si importante pour l’herméneutique moderne que Baumgarten en fait le premier principe d’une herméneutique universelle. On peut se demander en quoi consiste cette équité mais aussi pourquoi elle est si nécessaire à l’analyse et à l’interprétation d’un jeu-vidéo.

l’équité herméneutique, un pacte passé entre le jeu et le joueur

L’équité herméneutique se base sur deux postures. Celle du joueur, qui implique d’être ouvert à ce que propose le jeu, et celle du jeu, consistant à proposer quelque chose avec du sens et de la cohérence. Faire confiance au jeu est la première condition de sa compréhension, il faut lui donner la présomption de sens. Néanmoins, cette condition peut poser problème : jusqu’où doit-on s’attendre à du sens ? C’est un écueil contre lequel s’éventrent beaucoup d’interprétations; elles ne se basent que sur des spéculations plus ou moins hasardeuses et non étayées. Prenons pour exemple la série Legend of Zelda. Les différents jeux s’articulent autour de trois temporalités crées en fonction de la réussite ou de la mort de Link dans Ocarina of Time (1998) lors de son affrontement final face à Ganon. Cependant, ces frises chronologiques ne correspondent pas -à la base- à la vision des développeurs : c’est une théorie des fans de la série qui a été officiellement adoptée par Nintendo pour ne pas contredire lesdits fans. A l’inverse, les développeurs des Final Fantasy ont toujours affirmé l’indépendance de chacun des volets. Si le joueur doit pouvoir faire confiance au jeu, ce dernier pour être correctement analysé, doit attendre en retour une forme de rationalité dans l’interprétation ! Il ne s’agit pas de se baser sur un pseudo sens évident pour établit une théorie interprétative, il faut que chaque point puisse être démontré.

A l’image de bon nombre d’œuvres d’art, un jeu-vidéo peut être compris comme une parabole. Encore une fois, il s’agit d’un pacte : voici ce que je montre; à vous, joueurs, de savoir lire entre les lignes. Aussi, beaucoup de jeux sont des métaphores politiques. Qu’il s’agisse de Detroit : Become Human (2018), de Final Fantasy VII (1997), de la trilogie Bioshock (2007-2013) ou de celle de Dishonored (2012-2017) parmi de nombreux autres jeux, un contexte politique fort se fait ressentir et c’est le rôle du joueur de le capter, de l’analyser et d’en tirer des conclusions. Les jeux sont politiques à plusieurs niveaux. D’abord parce qu’ils représentent des interactions entre des créatures conscientes (généralement des humains) ce qui implique des relations de domination, hiérarchiques, parfois raciales ou économiques. Ensuite parce que l’ensemble de la diégèse présente un monde articulé autour de normes précises sur lesquelles le joueur peut s’adosser ou auxquelles il peut s’opposer. Enfin, et c’est ce qui fait la différence entre le jeu-vidéo et les autres médiums, le joueur participe au monde dans lequel il évolue en créant de nouvelles interactions avec le monde programmé. On peut noter un schéma récurrent, celui du personnage jouable face au reste du monde. Bien sûr, quand on joue, on ne prête pas forcément attention à tous ces éléments parce que l’on est absorbé par le jeu, mais, mis bout à bout, tout cela crée un cosmos particulier qu’il faut analyser. Pour arriver à nous faire prendre conscience de tout cela, le jeu doit subtilement raconter son histoire pour laisser entendre au joueur qu’il y a plus à comprendre que ce qui est dit. C’est un basculement de la narration directe à la narration indirecte, la narration environnementale.

Une des principales conditions pour une équité herméneutique est la cohérence interne du jeu à analyser. Si le jeu ne présente aucune cohérence interne, alors toutes les spéculations, même les plus hasardeuses, sont permises. Un jeu cohérent avec lui-même n’est pas forcément un jeu logique ou réaliste. C’est un jeu qui répond à sa logique interne. Des éléments loufoques issus d’un jeu qui ne se prend pas au sérieux ne choquent pas spécialement puisque le joueur est prêt à être surpris. En revanche, des éléments décalés dans un jeu sérieux risquent de briser les règles établies par le jeu. Personne n’est étonné de trouver des sabres laser dans un jeu Star Wars puisque l’ensemble de l’univers s’axe autour des porteurs de telles armes, qu’il s’agisse des Jedis ou des Siths; en revanche voir utiliser un sabre laser dans un Arma qui se veut être des simulations très rigoureuses de guerre moderne serait illogique, déplacé. Pour prétendre pouvoir être analysé, un jeu doit entretenir le plus possible la suspension consentie de l’incrédulité, c’est-à-dire que le jeu doit être transparent, réussir à faire oublier sa présence. Toutefois, attention, l’illogisme peut constituer la base de la cohérence interne d’un jeu, comme c’est le cas pour les Saint Row. Cependant, à aucun moment, ces jeux n’entrent en contradiction avec logique propre. Un jeu qui partirait dans tous les sens sans arriver à se définir un axe ne pourrait pas être analysé de manière rigoureuse. Comme ce sera développé plus loin, tous les éléments d’un jeu doivent concourir à former un tout homogène avec une logique propre pour donner un entraperçu du fond.

Du côté du joueur, il y a une distinction à opérer entre celui qui joue pour jouer (jeu comme activité autotélique) et celui qui joue pour comprendre. Le second joueur ne joue pas, bien sûr, uniquement pour comprendre mais le processus de compréhension occupe une grande place dans l’affection qu’il va porter à un jeu. Pourtant, il ne faut surtout pas envisager cette binarité comme une opposition : quand on joue, on est tour à tour les deux types de joueur. Il ne s’agit pas de discréditer ceux qui jouent pour le plaisir mais de comprendre comment ces deux positions s’emboitent face à un jeu, et comment l’une comme l’autre sont nécessaires pour pleinement profiter d’un bon jeu. Un bon jeu -à chacun de choisir ce qu’il met dans cette case- voit coexister en permanence le plaisir du jeu et le temps de la réflexion. Le premier est le plus évident et le plus immédiat, le second fait surface de temps à autres et perdure dans une période qui prend place après le jeu (alors que le plaisir cesse aussitôt que l’on détourne les yeux de l’écran, seul reste le souvenir). Le temps de la réflexion surgit généralement de manière spontanée et non réfléchie face à un symbole obscur, une parabole difficile à comprendre ou une vision qui nous rappelle un livre, un film, une peinture… Contrairement à ce que l’on pense, le joueur n’est pas passif devant son PC ou sa télé : il analyse et tente de comprendre, c’est un processus qui rend actif ! La non-passivité n’est pas la seule chose qui est attendue du joueur. On s’attend aussi à un recul critique, car jouer, ça reste « faire semblant de », de « jouer à faire ». Sans recul critique, le joueur est sûr de passer à côté de ce que le jeu veut dire entre les lignes. Il faut se questionner quand on voit quelque chose et avoir la force de s’extraire de la diégèse pour se demander : Quoi ? Pourquoi ? Comment ?

Quelles lectures ? pour quels jeux ?

Jusqu’à assez récemment, l’auteur était jugé comme responsable de son texte et de son sous-texte. Cela n’empêche pas l’exégèse car il restait le critère de la fidélité de l’interprétation par rapport à la parole de l’auteur. Par exemple, dans le prologue de Gargantua (1534), Rabelais insiste sur le fait que son texte peut être compris de diverses manières mais qu’il n’y a véritablement qu’un seul sens acceptable: celui de l’auteur. Le prologue sert de guide de lecture pour le lecteur : Rabelais préconise une approche rigoureuse du texte et demande au lecteur de ne pas s’arrêter au sens littéral et à l’humour scatophile. Un pacte est alors passé entre lecteur et auteur visant à définir une méthode permettant d’arriver au sens profond. Si cette vision de l’interprétation a longtemps dominé l’analyse européenne, les années 1960 connaissent un véritable bouleversement. Roland Barthes prône la mort de l’auteur : sans ce dernier, le texte se retrouve comme libéré d’un joug paternel et c’est désormais à chaque lecteur de se construire sa propre lecture, sa propre interprétation. Aucune analyse ne peut être considérée comme moins bonne ou moins mauvaise qu’une autre. Aussi Roland Barthes livre-t-il une vision (trop?) personnelle et psychanalytique de Phèdre (1677) de Racine. De cette perspective nouvelle peut naître un hubris : celui de penser que l’on comprend mieux un auteur que l’auteur ne s’est lui-même compris. Il est possible de réactualiser une œuvre dans un contexte, une époque ou pour un public différents de ceux d’origine. C’est de cette manière que Camus a réinterprété le mythe de Sisyphe pour lui donner un nouveau contenu. En revanche, Camus n’a pas prétendu avoir mieux compris le mythe que les Grecs antiques. Ainsi, il est possible que le jeu dépasse les attentes des créateurs : qui aurait pu penser que la révélation du genre de Samus Aran ferait du personnage une icône du féminisme ou que la petite oie de Untitled Goose Game (2020) deviendrait une image contestataire ? Bien évidemment, cette bifurcation et cette ouverture du champs de lecture ne s’est pas limitée à l’étude de textes littéraire mais s’est étendue à l’ensemble du domaine artistique.

Qu’en est-il du jeu-vidéo ? De nombreux jeux ont été influencés par la critique française et jouent sur la pluralité des lectures. Celle-ci est pleinement rendue possible par l’essor des réseaux sociaux ainsi que de Youtube ce qui permet de mettre plus facilement en lien les différentes expériences vécues. Sur Twitter, on trouve de nombreux threads axés autour d’une théorie, et des vidéastes se sont spécialisés dans l’analyse et les spéculations sur les jeux (par exemple VaatiVidya pour Dark Souls). De plus en plus, les jeux-vidéos deviennent la source de théories de fans. Ces théories sont rarement démenties par les développeurs qui préfèrent entretenir le mystère quand ils ne le créent pas. Ainsi, le studio japonais Bandai Namco a lancé, peu avant la sortie de Dark Souls III (2016), un concours avec à la clé la modique somme de 10 000$ pour la personne qui arriverait le mieux à retracer l’histoire et à restituer le lore des deux premiers opus. Dans ce cas, la narration directe quasiment absente et les éléments cryptiques permettent de créer des zones d’ombre et des trous qui sont appelés à être remplis par l’imagination du joueur. Bien évidemment, tous les jeux ne se prêtent pas à un tel travail minutieux. On remarque que certains genres sont plus à même de convoquer les théories. Parmi ceux-ci, on retrouve principalement les jeux d’énigmes, de labyrinthe, les souls-like et de préférence les jeux en monde ouvert, plus propices à recéler des secrets, des endroits à explorer. Un lien est à faire entre espace et non-linéarité de la narration. Plus un espace est profond (et je ne parle pas seulement de taille de la carte) plus il est à même de regorger de mystères sur lesquels théoriser. Pourtant, même des jeux à la narration simple et linéaire tels que Mario possèdent leurs théories.

Faut-il cependant adhérer à toutes les théories sous prétexte que l’auteur est mort ? Bien sûr que non et d’ailleurs, la mort de l’auteur est à relativiser. Le principal danger est de passer d’un extrême à l’autre. D’abord penser que seul l’auteur possède les clés de son œuvre et que toute analyse s’écartant du droit chemin serait forcément fausse, puis penser que tout est permis, tout est relatif et donc que tout se vaut. Les critères pour qualifier une théorie de bonne semblent flous et ne peuvent que l’être, car chacun voudra appliquer sa propre grille. En revanche, on peut définir ce que serait une théorie intéressante. Ce serait une théorie qui permet d’approfondir l’univers fictif dans lequel vivent les personnages; une théorie qui serait dans la lignée de ce qui existe déjà mais qui apporte un nouveau regard, une nouvelle approche. Si on se fiche de savoir si les pièces récupérables dans Mario sont les âmes des habitants du royaume Champignon, car cela n’apporte aucun élément nouveau dans la façon de voir le jeu, on peut en revanche réfléchir à la signification de l’acte final du Pénitent dans Blasphemous (2019) qui est de s’empaler avec sa propre arme et de démarrer un nouveau culte. Cette action peut être la source de théories intéressantes car elle apparaît en décalage avec la quête initiale : venger l’ordre religieux auquel appartenait le Pénitent. Il y a donc matière à réfléchir pour expliquer l’action. Par ailleurs, si la thèse de la mort de l’auteur est autant soutenue dans le médium vidéoludique, c’est parce que l’on part du principe qu’il y a trop de gens qui y travaillent pour qu’il y ait un seul « auteur ». Mais ce serait oublier le rôle prépondérant des game designers et des artistes graphiques qui vont penser le jeu, son ambiance, son univers. Il existe des auteurs de jeu-vidéo, qui influencent fortement l’esthétique et le fond de leur jeu. On peut penser à Hidetaka Miyazaki, à Hideo Kojima, à Peter Molyneux, à Toby Fox ou encore à l’artiste Cédric Peyravernay. Ils sont autant de co-auteurs des jeux sur lesquels ils ont travaillé et leurs thématiques personnelles traversent ces jeux. Cela pousse à ajouter un autre critère aux théories dîtes intéressantes: elles doivent permettre de comprendre comment un jeu s’insère dans une vision plus globale et à l’inverse comment une vision globale se matérialise dans un jeu précis. Le but des ces théories est toujours de développer, d’approfondir mais aussi de ne pas trahir. Eliminer le superflu et le contradictoire pour avoir quelque chose d’intéressant.

Appliquer une grille de lecture aux jeux-vidéos, tout comme aux médiums artistiques, est une tentative mort-née. Rien n’est assez souple pour capter l’essence d’un jeu et assez rigide pour être applicable à tous les jeux. Alors, il reste le joueur et sa posture. Quand on joue à un jeu pour la première fois, il faut une certaine posture. Celle-ci peut être rapprochée de l’ironie socratique. Celle-ci ne consiste pas à se moquer mais à établir une distance faussement naïve pour feindre l’innocence. De cette manière, on peut voir jusqu’où le jeu va aller dans sa proposition, s’il saura la radicaliser ou s’il va l’abandonner en route. En faisant semblant de découvrir les tenants et aboutissants de la thèse adverse, on prend du recul, on ne se laisse pas absorber par ce qui nous est proposé : c’est le premier pas vers la pensée, le fond d’un jeu. Se laisser prendre dans un jeu sans avoir de recul revient in fine à ne pas vraiment apprécier le jeu pour toute la richesse qu’il propose. Le recul ironique permet de se rendre compte de ce que le jeu veut dire. Dans September 12th : A Toy World sorti en 2003, le joueur incarne un artilleur américain à bord d’un gunship chargé de faire pleuvoir des bombes sur les terroristes en représailles aux attentats du 11 Septembre. Sans recul, on est incapable de comprendre que le jeu dénonce justement ce que le joueur fait. En effet, chaque bombe touche forcément des bâtiments et des civils. Dès qu’un personnage meurt, les civils aux alentours vont pleurer sur son cadavre et se transformer en terroristes pour le venger. Dès la première bombe larguée, le jeu est fini, le joueur a perdu puisqu’au final, tous les civils se changeront en terroristes et les bâtiments seront détruits. Sans recul ironique, un joueur aveugle aurait l’impression de jouer à un énième jeu patriotique américain où tous les arabes sont des méchants sans se rendre compte que la force du jeu réside dans un concept d’une simplicité brillante : le joueur joue contre lui-même. « La violence entraîne la violence » semble être le maître mot de ce jeu où pour gagner, il ne faut pas jouer. Par un recul ironique, on se rend compte que le jeu n’a pas fait de compromis avec son idée de base et qu’il a su la radicaliser au maximum. L’ironie pose la question des limites des propositions d’en face, mais peut aussi questionner l’action du joueur dans le monde au sein duquel il joue. Un décalage, un recul nécessaire pour voir jusqu’où le jeu va tenir son idée et pour comprendre ce que fait le joueur.

September 12th

La lettre et l’esprit. La forme et le fond.

L’exégèse biblique catholique propose un approche particulière des Textes. Les exégètes ont proposé une lecture en quatre temps : le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique. Chacune des lectures renvoie à une particularité du texte à analyser, c’est-à-dire, dans l’ordre : le caractère historique, ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, ce vers quoi il faut tendre (analyse des mystères métaphysiques et eschatologiques). Armés de cette grille de lecture, les métaphysiciens catholiques vont pouvoir prétendre mettre à nu les passages les plus obscurs des deux Testaments. Cette méthode n’est pas non plus infaillible et sera vivement critiquée par Luther puis abandonnée par les protestants. Elle soulève pourtant la question de la distance à avoir avec le texte. En effet, le sens spirituel doit pouvoir s’étayer par une lecture littérale d’un autre passage; ainsi la Bible garde son caractère d’entité totale qui se suffit à elle-même. Ce système de lecture permet de mettre en valeur une technique herméneutique : les passages parallèles. Ce système est utilisé depuis l’Antiquité grecque. Quand on se retrouve face à un passage ou une métaphore dont le sens nous échappe, on utilise un passage similaire du même livre (ce qui présuppose que le livre a une cohérence unie) pour l’éclaircir. Le jeu vidéo procède pareillement mais à plusieurs niveaux. Un élément difficile à comprendre peut être éclairé par un autre du jeu mais aussi par ce qu’il serait possible d’appeler une « expérience parallèle », c’est-à-dire la mise en commun de différentes expériences de plusieurs joueurs : si un symbole ne peut être décrypté quand on est seul, à plusieurs, les interprétations peuvent se faire plus logiques, plus nettes. Pour illustrer cette idée, je vais prendre un exemple tiré de l’exégèse de Dark Souls III (2016). Dans le jeu, on peut récupérer des tablettes de titanite dont l’utilité est de permettre, une fois qu’elles sont remises à André le forgeron, de renforcer son arme. Dans l’inventaire, les tablettes sont signifiées par une petite icone. L’utilisateur SKAREKROW13 de fextralife a remarqué que l’icône comportait des inscriptions runiques et il les a déchiffrées (pour trouver l’article, c’est par ici !). Combien de milliers, voire de dizaines de milliers de joueurs ont vu cette icône sans remarquer ce détail pourtant évident ? Depuis que SKAREKROW13 a fait cette découverte, de nombreux internautes se sont amusés à donner leur interprétation des runes. Le partage des informations est quasiment indispensable.

l’icône des tablettes de titanite avec des inscriptions runiques dessus

Dans l’exemple des tablettes de Dark Souls III, on peut faire ressortir deux choses. Tout d’abord, même sans que l’on sache ce que voulaient dire les runes, l’icône des tablettes de titanite a contribué à créer une atmosphère particulière, étouffante et fantastique. Une fois que le secret a été découvert, on ne regarde plus de la même manière l’icône et se crée en nous l’idée que d’autres objets pourraient avoir des mystères non résolus, renforçant par là même la tension et l’omniprésence du mystère. La forme rejoint le fond. Tout dans ce jeu contribue à créer une osmose entre le fond et la forme. Et si une bonne interprétation était là ? Trouver quelque chose du fond qui évoque la forme ou quelque de la forme qui évoque le fond sur lequel baser une analyse solide. Ainsi, on évite le premier écueil qui vise à s’éloigner trop du médium d’origine mais aussi le second qui consiste à créer des théories qui n’apportent rien. Il pourrait s’agir là d’une véritable équité herméneutique : être prêt à recevoir ce qui est donné mais aussi à dépasser ce qui est donné pour conjecturer de façon solide. Arriver à avoir une telle position, ce serait rendre véritablement hommage au jeu-vidéo. Pour qu’un joueur arrive à une telle posture (et surtout qu’il la garde !), le jeu doit livrer des indices. Les indices doivent laisser entendre au joueur qu’il y a plus à comprendre que ce que l’apparence suggère. L’indice peut également être inconscient, ce qui laisse une subjectivité propre au jeu, un inconscient dont il est empreint jusque dans sa forme. Cela peut poser la question des limites de la conscience dans l’analyse herméneutique. Les indices sont indispensables quand on cherche à analyser en profondeur un jeu car ils sont des incursions du fond dans la forme, ils révèlent brièvement les thématiques qui le sous-tendent. Dilthey, en traitant de la signifiance d’un texte, pose la question du rapport entre le tout et la partie. Que signifie la partie pour le tout ? La partie est un fragment du tout, mais un fragment englobant, c’est-à-dire qu’il est non seulement un petit bout de l’ensemble mais aussi un petit bout signifiant, qui porte en lui-même l’esprit du jeu. Les indices jouent un rôle fondamental dans l’expérience vidéoludique parce qu’ils renvoient à une cohérence interne du jeu que le joueur doit être capable de percevoir.

Pour essayer d’en finir avec la place du joueur, on peut s’intéresser à l’herméneutique de la facticité, c’est-à-dire à l’analyse de l’expérience vécue. Heidegger envisage l’herméneutique comme une méthode dont le but est de laisser la vie s’expliquer elle-même. Par une telle méthode, on atteint la possibilité de s’ouvrir à soi-même. L’analyse suppose la compréhension. Cela rejoint le concept de la Grèce antique du Gnôthi Seauton (« connais-toi toi même ») qui vise à une réalisation de soi. L’expérience vidéoludique vécue est porteuse de sens, elle permet de se comprendre un peu mieux au travers de notre comportement au sein du jeu. Le jeu peut poser des questions qui resteront suspendues tant que le joueur n’y apporte pas sa vision ou sa réponse, quand bien même elle est provisoire. Tout cela part du principe que le joueur joue à son jeu. On peut donc penser que regarder un let’s play ou une démo ne peut pas constituer une source d’expérience fiable : il manque le vécu; cette chose indescriptible que l’on appelle le game feel et qui constitue un ressenti presque organique face au jeu. Comprendre, c’est expérimenter. Jouer, d’une certaine manière, c’est s’accomplir.

Conclusion

L’équité herméneutique prend la forme d’un pacte entre le joueur et le jeu. Ce pacte nécessite une participation active de la part des deux contractuels. Le joueur doit adopter une certaine position, s’équiper de différents outils et le jeu doit répondre à des normes logiques de cohérence interne. Avec ces éléments, l’expérience vidéoludique n’est pas passive, le joueur ne se cantonne pas à un rôle de « récepteur d’informations », il va au devant du jeu, cherche activement à décrypter ce qu’il voit, ce qu’il fait, ce qu’il entend. Entre le jeu et le joueur s’établit un dialogue qui permet d’exprimer le fond par plusieurs moyens, via des passerelles comme les indices par exemple. Le joueur doit s’investir dans une quête de sens au moyen de son expérience vécue. Vivre, comprendre, interpréter, déduire. Cet échange n’est possible que si le jeu se prête au jeu, il doit être à la fois transparent et opaque. Transparent pour laisser deviner un fond par delà la forme et opaque pour que ce soit le joueur qui aille dans le brouillard pour chercher lui-même le sens. Quand un jeu dit tout, finalement, il n’y a que peu de place pour le joueur. A l’inverse, quand les trous de la narration renvoient, non plus à une invitation archéologique mais à des manques d’idées, le joueur se sent lésé et c’est son droit : le jeu n’a pas rempli sa part du pacte herméneutique. Jouer avec le charme du lacunaire est tout un art.

On pourrait se demander à quoi sert d’analyser un jeu-vidéo. Pourquoi déconstruire ce qui a pris tant de temps et de ressources pour être construit ? On peut avancer l’idée qu’il suffit de jouer à un jeu-vidéo pour le ressentir. Après tout, le jeu est un loisir, il suffit de prendre plaisir en jouant pour que le jeu-vidéo remplisse son office. Analyser en profondeur un jeu, c’est comprendre pourquoi il nous plaît/déplaît mais aussi l’actualiser, penser ou repenser son impact. « L’enjeu de l’analyse, c’est peut-être de renforcer l’émerveillement du spectateur lorsqu’il mérite de l’être, mais d’en faire un émerveillement actif » écrivait Anne Goliot Lété dans Précis d’analyse filmique (1992), je pense qu’on peut en dire autant du jeu-vidéo.

Pour terminer, l’une des choses les plus importantes d’une équité herméneutique est de savoir faire la part des choses entre l’auteur/le texte/le lecteur, tous trois pourvoyeurs de sens. Il paraît intenable de penser que seul l’un des trois donne son sens à un livre -ou à un jeu-vidéo-, ce serait à la fois donner un monopole très critiquable à l’une des trois entités et nier le travail des deux autres. Au contraire, il faut essayer de chercher à comprendre comment les trois éléments s’articulent les uns aux autres. L’auteur fournit un sens par son travail de réflexion, il informe sa création de ses intentions. Le texte présente une cohérence interne qui lui est propre. L’analyste découvre la signification du texte en se référant à son propre système de valeurs, de symboles… Or, analyser un jeu-vidéo, c’est reconstituer ce que les créateurs ont voulu dire, mettre en avant la belle unité du jeu et savoir reconnaître ce que l’on fait dire à ce dernier. Une triple relation difficile à effectuer et pourtant ô combien nécessaire pour ne pas faire fausse route quand on adopte une posture d’équité herméneutique.

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